Sortir d’Afghanistan…
Pour qui connaît ce pays, l’Afghanistan restera toujours mystérieux, attachant, contrasté et insaisissable. Le rôle de la France, directement ou indirectement a toujours été de premier plan dans l’histoire de ce pays, depuis très longtemps, notamment dans les domaines de l’éducation, de l’archéologie et de l’administration. Ce rôle est mal connu, peu mis en exergue mais il a été et reste très important pour les Afghans.
Le retrait anticipé des troupes dont il est question depuis quelques mois est maintenant acté et le calendrier est établi jusqu’en 2014. Une des raisons, qui est rarement abordée ouvertement, c’est l’échec de la coalition[1]. Pourtant on ne peut reprocher un départ anticipé, parfois perçu comme un signe de faiblesse, voire même de lâcheté. N’oublions pas que la présence de nos troupes en Afghanistan a été décidée à partir des résolutions du Conseil de Sécurité de l’ONU en vertu du droit à la légitime défense individuelle ou collective, pour traduire en justice les auteurs, organisateurs et commanditaires des attaques terroristes du 11 septembre 2001, sachant que ceux qui les soutenaient, au premier rang desquels le régime Taliban au pouvoir à Kaboul, auraient à rendre des comptes[2].
Force est de constater que la présence des troupes françaises sur le sol d’Afghanistan ne répondait plus à l’objectif fixé par les résolutions initiales. D’autres textes sont intervenus, d’autres sollicitations de la part du gouvernement de la République Islamique d’Afghanistan ont été formulées. Pour autant, n’oublions pas que les forces armées françaises n’ont pas pour vocation d’être des forces d’occupation, où que ce soit. Or c’est bien de cela qu’il s’agit lorsqu’une force armée étrangère est présente sur le territoire d’un État souverain pendant plus de dix années, rappelons-nous que les troupes soviétiques en Afghanistan sont restées moins longtemps que nos forces coalisées. Ceci dit, il faut rendre hommage aux forces françaises qui ont su faire face, qui ont su s’adapter à un conflit quelque peu « improvisé » et qui ont su prendre en charge des missions très variées, du combat à la reconstruction et à la formation. Cela vaut pour toutes les unités qui ont fait partie des forces projetées sur ce territoire, malgré les critiques ou reproches faits par certains sur le manque de préparation des troupes, le manque de moyens ou encore, terme employé dans un autre contexte, l’amateurisme.
Ceci étant posé, sortir d’Afghanistan, ce n’est pas simplement rapatrier les troupes et les matériels qui ont été envoyés sur place au fil des années[3]. C’est sortir dignement, en respectant nos engagements et en prenant nos responsabilités. Bien-sûr, la formation des troupes afghanes ou plus largement des forces de sécurité est une priorité de « sortie » de nos forces et l’OTAN le rappelle régulièrement, son secrétaire général Anders Fogh Rasmussen a encore promis mercredi 13 juin 2012 « nous n’abandonnerons pas l’Afghanistan, nous ne laisserons pas derrière nous un vide de la sécurité » devant le Club national de la presse à Canberra. Pour autant, d’autres secteurs doivent être pris en considération pour que l’intervention militaire et l’intervention de coopération ne soient pas que de vaines actions. Mais il y a des risques qui pèse sur le pays au moment du retrait des forces coalisées. Le plus important est sans doute celui de l’Administration Publique.
Le risque est tout simplement le retour des talibans dans les sphères du pouvoir afghan, comme force politique, et comme telle, à la conquête du pouvoir[4]. A supposer que les forces de la coalition se retirent d’Afghanistan, l’équation devient relativement simple : ou les Talibans cherchent à reconquérir le pouvoir par la force, ou ils cherchent à entrer dans le jeu politique classique de la nouvelle démocratie afghane, à l’instar des mouvements islamistes après les révolutions du Printemps Arabe. Dans le premier cas, il est certain que la formation de l’ANA (Afghan National Army) et plus largement des forces de sécurité seront essentielle dans l’évolution du pays. Dans le second cas, d’autres enjeux doivent être pris en considération.
Le premier d’entre eux, et sans doute l’enjeu fondamental, sera la stabilité des institutions mises en place depuis 2002, au premier rang desquelles, l’Administration Publique et la Fonction Publique. C’est un secteur d’importance, qui retient l’attention car l’Administration personnifie l’Etat, lui donne un corps social, le rend perceptible par les populations. Cette Administration est le reflet des institutions du pays ; si l’Administration est corrompue, si elle est lente, si elle est partiale, si elle est inefficace, si elle est incapable, ce sont alors toutes les institutions, de la Présidence de la République au Tribunal, qui sont perçues de la même manière, ce sont tous les agents, du Président au fonctionnaire de base qui paraissent corrompus, lents, partiaux, inefficaces, et incapables. L’Administration afghane a des racines venant de la Monarchie et indirectement d’inspiration française (égyptienne en réalité, calquée sur l’Administration Chérifienne, elle-même basée sur le modèle français). Cette Administration a toujours été un élément permanent de l’Etat afghan, du temps du Roi à la période actuelle en passant par le régime pro-soviétique, et même, d’une certaine manière, au moment du régime Taliban. Cette Administration a donc survécu aux changements de régime mais elle a expérimenté des périodes particulièrement dures en ces moments. Or dans les deux cas envisagés du retour des Talibans aux affaires (violent ou non), l’Administration vivra des moments très difficiles. Conservons uniquement l’hypothèse d’un retour pacifique, négocié, car un retour au pouvoir par les armes signifierait de toute façon une remise en cause totale de l’existant (structures et personnes).
Il faut rappeler quelques éléments caractéristiques de l’Administration afghane et de l’organisation des pouvoirs avant d’envisager les conséquences éventuelles d’un tel retour.
Le régime présidentiel de la République Islamique d’Afghanistan a été mis en œuvre par le Président Hamid Karzai selon un schéma particulier. Tout d’abord, il n’y a pas de texte fixant les organes du pouvoir exécutif autre que les dispositions prévues par la Constitution du 26 janvier 2004, le seul texte disponible étant une loi de l’époque des Talibans[5]. Mais juridiquement, ce texte est toujours valable même s’il n’est pas appliqué, et l’on peut imaginer les conséquences en matière de sécurité juridique lorsqu’on sait que ce texte fonde théoriquement l’autorité de l’exécutif. Une loi est en cours d’élaboration qui devrait être présentée devant le ministère de la Justice et au Cabinet (Conseil des Ministres) dans les prochains mois avant d’être transmise au Parlement. Second aspect à garder à l’esprit, le Président Karzai, jouant l’unité des ethnies afghanes, et même si c’est critiquable, a mis en place des ministères « ethnicisés » pour satisfaire toutes les composantes de la population. Autre élément important, en vertu de l’article 71 de la Constitution, les ministres, choisis par le Président, sont proposés au vote de l’Assemblée Nationale pour confirmation (à titre indicatif, lors de la composition du Cabinet en 2010, 10 des 17 noms de personnalités proposées pour devenir ministres n’ont pas été confirmés par le vote de l’Assemblée Nationale).
Ainsi, même si cela peut évidemment être critiqué, la composition du Cabinet est un exercice savant d’équilibre ethnique, géographique, religieux, militaire et d’influence. En général, les ministres d’une origine auront autorité sur un ministère qui sera pour ainsi dire réservé à cette ethnie. La plupart des responsables de haut niveau du ministère (ou de la Commission), des personnels d’encadrement voire des fonctionnaires de base sont de la même origine ethnique, parfois de la même province quand ce n’est pas (pour les responsables c’est souvent le cas) du même village. Il est évident qu’une telle organisation ne pourra pas résister en cas d’arrivée au pouvoir des Talibans, avec la majorité ou même dans une coalition. Il faudra rompre l’équilibre car les Talibans sont pashtos, sunnites, originaires du sud et sud-est du pays et ne souhaiteront vraisemblablement pas cohabiter avec des Hazaras chiites, du centre, ou avec des Tadjiks ou des Ouzbeks, du nord, leurs ennemis.
Lorsque l’on écoute les fonctionnaires afghans parler de cette possibilité de retour des Talibans aux affaires, ils sont convaincus que l’équilibre trouvé par Hamid Karzai sera modifié et du haut au bas de l’échelle hiérarchique, la quasi totalité des fonctionnaires évoque un départ, une fuite du pays, y compris parmi les pashto. L’un cherche une opportunité d’emploi en Allemagne, l’autre au Canada, un troisième aux Etats-Unis, etc. Et a fortiori lorsqu’il s’agit d’une femme. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder l’actualité avec l’exemple de ces quatre femmes qui ont profité d’une formation juridique[6] aux Etats-Unis pour s’enfuir et disparaître pour ne pas retourner en Afghanistan. Femmes instruites, d’un milieu plutôt aisé, quelles sont leurs motivations pour fuir le pays ? un contexte familial difficile ? peut-être ; une pression sociale forte ? sans doute ; une certaine crainte de l’avenir ? c’est certain mais au premier rang, la crainte de changements politiques radicaux en Afghanistan.
Cette Administration qui a résisté au soviétiques, aux talibans, qui pourrait encore subir les mêmes ne résistera pas cette fois. Espoirs de reconstruction du pays, d’une Administration digne de ce nom, d’un statut juridique[7], d’une vie presque normale, espoirs qui seront ruinés pour ceux qui espéraient. Seuls les plus fragiles, encore une fois serait-on tentés de dire, subiront et resteront. Ceux qui n’ont pas les moyens de fuir, moyens financiers ou administratifs (visa et autres) de trouver un pays d’accueil, pour ceux-là, s’ouvrira encore une période difficile, surtout lorsqu’ils sont dans un ministère qui deviendra « taliban ». Pour les autres, il faudra reconstruire une vie ailleurs et même s’ils ne seront pas les plus à plaindre, leur sort ne sera pas enviable. C’est en cela que la sortie d’Afghanistan est bien plus qu’un enjeu politique et stratégique, bien plus qu’un simple problème logistique, c’est accepter nos responsabilités vis-à-vis des institutions afghanes que nous ne pouvons pas abandonner totalement, vis-à-vis des fonctionnaires qui ont cru en l’action de la coalition et des agences internationales et enfin vis-à-vis des populations que nous avons entraînées avec nous et qui ne doivent pas se sentir abandonnés à leur sort à notre départ. C’est notre responsabilité.