Les vraies questions sur l’arme nucléaire
En proposant que la France renonce à son arsenal nucléaire afin de contribuer à la réduction du déficit budgétaire, Michel Rocard a lancé un pavé dans la mare. De façon moins brutale, d’autres personnalités ayant exercé des responsabilités en la matière (Paul Quilès, le général Norlain) remettent en cause la politique française de dissuasion. D’autres responsables ou spécialistes affirment à l’inverse qu’il ne faut pas baisser la garde et donc continuer comme avant. La fin de la guerre froide et les grandes mutations stratégiques en cours conduisent cependant à redéfinir le rôle de l’arme nucléaire dans notre stratégie globale de puissance et notre politique de sécurité. Entre ne rien changer et tout abandonner, il y a d’autres options possibles. Lorsque le général de Gaulle avait décidé de doter notre pays de l’arme nucléaire, l’objectif était de rester dans la cour des grands. Puisque les Etats-Unis et l’URSS avaient l’arme nucléaire, que celle-ci apparaissait comme l’arme suprême, la France devait l’avoir si elle voulait rester une grande puissance. Ce n’est que par la suite qu’il y eut une conceptualisation de la dissuasion qui sera gravée dans le marbre par le livre blanc sur la défense de 1972. Le concept de la dissuasion française sera par la suite développé dans de multiples interventions de François Mitterrand.
L’arme nucléaire, au cours de la guerre froide, a eu deux fonctions essentielles. Elle a assuré notre sécurité contre la menace soviétique et garanti notre indépendance vis-à-vis de Washington. Le traumatisme de la guerre de Suez de 1956 avait conduit les responsables français à conclure que notre pays ne pouvait compter pour sa garantie ultime sur une protection extérieure. La problématique a complètement changé aujourd’hui. Nous n’avons plus de menaces clairement identifiées sur notre territoire. Pour autant, celui-ci nécessite toujours une protection. L’arme nucléaire reste la garantie ultime de notre sécurité mais n’a plus le rôle central qu’elle avait auparavant. L’argument répété en boucle – «il ne faut pas baisser la garde» – cache souvent des intérêts particuliers ou corporatistes et un vide conceptuel. Il n’est en rien irrationnel de poser la question de la dissuasion nucléaire et de son utilité. Quelles sont les menaces qui pèsent sur nous ? Quel est le rôle de notre force nucléaire pour les contrer ? Quelle est la fonction de la dissuasion ? Quel est notre concept de dissuasion nucléaire ? Il n’est plus possible de répéter des arguments dans un environnement stratégique complètement bouleversé, faut-il pour autant renoncer à l’arme nucléaire ?
Les aspects budgétaires ne peuvent être le seul critère d’appréciation. Il en va de même pour les intérêts du complexe nucléaire. Ils existent et sont légitimes, mais ne peuvent être la seule variable de jugement. Même si nous renoncions totalement à l’arme nucléaire, nous n’économiserions pas l’ensemble des dépenses qu’elle suscite. La reconversion, le démantèlement coûtent également. Faut-il par ailleurs opérer un renoncement unilatéral sans tenir compte de ce que font les autres ? Il est clair que, si la France procédait à un tel geste, même si elle ne remettait pas fondamentalement en cause sa sécurité, à moyen terme, elle entamerait sa crédibilité comme puissance internationale. Elle donnerait le sentiment d’un pays qui réduit la voilure, renonce à un positionnement et conduit une autorétrogradation sur le plan stratégique. Faut-il pour autant garder les composantes océanique et l’aérienne ? L’ultime avertissement (avant le déclenchement du feu stratégique) qu’est censée délivrer la composante aérienne a-t-il encore un sens ? N’y a-t-il pas un risque de glisser vers un concept non plus de dissuasion, mais d’emploi de l’arme nucléaire ? La question peut être posée. Ne faut-il pas par ailleurs relancer une politique active de désarmement ? Ce n’est pas forcément incompatible avec le maintien d’un socle nucléaire. Mitterrand a répété à maintes reprises que désarmement et sécurité sont les deux faces d’une même pièce. Il a lancé des plans et propositions ambitieux de désarmement, tout en montrant son attachement au concept français de dissuasion. Depuis, la France s’est montrée frileuse, se contentant souvent de présenter comme démarche de désarmement ce qui n’était que la résultante de réduction budgétaire. La France pourrait utilement reprendre l’initiative en ce domaine.