Fusion EADS – BAE Systems : mais ensuite ?
Il faut prendre le projet de fusion EADS-BAE Systems pour ce qu’il peut être, un simple catalyseur, pas un fédérateur.
Le projet de fusion annoncé entre EADS et le Britannique BAE Systems a déjà suscité bien des commentaires. Que l’on soit optimiste, sceptique, enthousiaste ou pas, chacun s’accorde à reconnaître l’importance (73 milliards d’euros de chiffre d’affaires, 240 000 salariés) de l’opération projetée. En adossant un géant de l’aéronautique civile (EADS) à un des leaders mondiaux de la défense (BAE Systems), on estime qu’il est possible de créer un groupe en mesure de tenir tête aux Américains Boeing et Lockheed-Martin. Ce qui flatte toujours les egos des Français. Autre argument de nature à conforter notre soutien à ce projet, il serait un pas décisif pour un renforcement de l’Europe de la défense.
La France qui, après son péché originel vis-à-vis de la CED, s’est faite la championne d’une Europe puissance, disposant des outils industriels et militaires de son autonomie stratégique, ne peut qu’applaudir…Pourtant, c’est précisément là que le bât blesse. Passons sur le fait que l’intégration des très atlantistes Britanniques dans quelque projet européen que ce soit a plus souvent fait capoter la collaboration qu’assuré son succès. Cette méga-fusion, si elle permettrait de renforcer la coopération sur certains segments entre le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne, principales puissances militaires de l’Union européenne, est loin de signifier la mise sur pied d’un champion européen de la défense.
Certes, sur le papier, il y a de quoi être séduit. EADS et BAE Systems dirigent quelques-uns des programmes emblématiques des industries de défense européennes. L’avion de combat Eurofighter, l’avion de transport tactique A400M, les hélicoptères d’attaque et de transport Tigre et NH-90 sur le segment de l’aéronautique de défense. En matière de missiles les deux groupes, associés, contrôlent 75% de MBDA, le leader européen des missiliers. Dans le secteur des drones chacun convient que le rapprochement fait sens. Mais ensuite ? Les vrais champions de la défense européenne échappent au projet de fusion. Et rien ne prouve qu’ils aient envie de se greffer sur un mastodonte dont le pilotage devrait déjà s’avérer extrêmement difficile.
Tant mieux du reste. Car l’Europe a-t-elle vraiment intérêt, comme certains le souhaitent déjà, à fédérer son industrie de défense autour du groupe en gestation ? Rien n’est moins sûr. Créer un acteur unique, en situation de monopole sur certains segments, c’est se mettre à sa merci.
De quelle marge de manœuvre disposeront encore les Etats européens lorsqu’ils devront négocier leurs contrats d’armement avec une entreprise qui se saura en position de force ?
Est-il raisonnable, alors que les budgets européens de la défense s’effondrent, de n’avoir qu’un interlocuteur avec qui négocier prix et délais ?
De quelle latitude disposeront encore Paris, Berlin et Londres quand il faudra tordre le bras à une entreprise jalouse de son indépendance, qui se battra pied à pied pour fuir ses responsabilités en cas d’allongements de programmes et de surcoûts ? EADS et BAE Systems sont tous deux coutumiers du fait. Quant à Tom Enders et Ian King, les patrons des deux groupes, ils n’ont pas précisément le profil du manager qui se plie au doigt et à l’œil aux pressions des gouvernements. Les Américains, eux, ont toujours veillé à conserver deux fers au feu pour ne pas se trouver dans cette situation. Le dogme de la saine concurrence a encore quelques mérites…
Ce constat posé force est de reconnaître que cette fusion, si elle se fait, pourrait favoriser l’indispensable processus de concentration qui doit être mené en Europe au sein d’une industrie de défense encore trop fragmentée. Isolées face à un monstre, les entreprises jusqu’ici jalouses de leur indépendance seront sans doute poussées à s’unir pour avoir encore voix au chapitre. Sous la pression, nous pourrions enfin assister à des rapprochements qui, sans cesse évoqués, achoppent systématiquement. Et les nouveaux ensembles susceptibles de se créer sont de nature à donner la réplique à EADS-BAE Systems comme aux autres acteurs internationaux.
Nous pouvons bien sûr imaginer, solution de facilité et souci de la souveraineté obligent, que les acteurs de la défense se regroupent en champions nationaux, sur le modèle de ce qu’a fait Finmeccanica en Italie. Ah, Krauss-Maffei-Wegmann et Rheinmetall, Thales-Dassault…Qui n’a pas imaginé toutes sortes de combinaisons aussi séduisantes les unes que les autres ? Mais cette option condamnerait ces groupes à se reposer exclusivement sur un marché domestique réduit à peau de chagrin alors que leurs chances à l’export, vis-à-vis des géants américains comme des acteurs des pays émergents, seraient sans cesse plus réduites. En conséquence si champions nationaux il doit y avoir, il ne peut s’agir que d’une première étape. Une étape peut-être indispensable dans la mesure où elle permettra de rationaliser l’outil industriel, mais une étape. L’avenir passe nécessairement par des regroupements internationaux.
Prenons l’exemple de l’aéronautique militaire. Il n’y a pas de place pour plusieurs acteurs en Europe assurent nombre d’analystes. Mais que fera-t-on des actifs qui resteront en marge du projet de fusion si elle se réalise ? Il y a deux options. Soit considérer, comme bien des experts le soulignent, qu’il y a en Europe des surcapacités qui ont vocation à disparaître. Ce qui revient à condamner des sociétés représentant des dizaines de milliers de salariés. Nous serions loin du « redressement productif» et en pleine casse sociale.
Soit estimer que non, il faut deux acteurs, quitte à les associer dans des joint-ventures si nécessaire lorsque certains programmes structurants le permettent. Dassault Aviation est un groupe qui suscite nombre de réactions hostiles. Mais celles-ci n’ont pas grand-chose à voir avec son savoir-faire. Sur ce point chacun s’accorde à reconnaître, quelquefois à regrets, qu’il s’agit sans doute du bureau d’études le plus performant en Europe. Pourquoi ne pourrait-on l’intégrer dans un autre ensemble, plateformiste aéronautique, qui regrouperait les fleurons européens que sont le suédois Saab, les italiens Alenia-Aermacchi et Agusta-Westland ? Rafale, avion d’entraînement M-346, Falcon, hélicoptères civils et militaires de dernière génération…Ces groupes conçoivent, développent, produisent des matériels répondant aux cahiers des charges les plus exigeants. Ensemble ils auraient eux-aussi des atouts à faire valoir aussi bien sur le marché européen qu’à l’export.
L’alliance franco-italienne ferait aussi sens sur d’autres segments. Selex, la filiale électronique de défense de Finmeccanica est une société dont le savoir-faire suscite une estime unanime. Aux côtés de Thales et de Sagem DS, voire de Safran dans son ensemble, la société pourrait constituer un pôle équipementier d’excellence sur les métiers de l’avionique, de l’optronique, de la simulation, des radars, des moteurs…Dans le domaine spatial, Thales Alenia Space et Telespazio disposent aussi d’une maîtrise technologique qui n’est plus à démontrer.
Précisons enfin qu’en matière de défense terrestre et navale tout reste à faire en Europe. Les deux secteurs accusent une dispersion préjudiciable. Alternant entre programmes en collaboration mal conduits et coups bas à l’export, DCNS, l’Italien Fincantieri, l’Espagnol Navantia et l’Allemand TKMS devront bien se résoudre un jour à s’unir, sous une forme ou une autre, quitte à consentir des sacrifices déchirants en termes d’emploi, pour faire face à la réduction drastique des budgets de défense.
Il en va de même sur le segment terrestre. Si Nexter accepte de s’unir à Renault Trucks, qui vient de reprendre Panhard, ils ne créeront qu’une entité de taille modeste (1,2 milliard d’euros de chiffre d’affaires cumulé en 2011). Il faudra vraisemblablement, tôt ou tard et aussi déchirant que ce soit, accepter de se fondre dans un ensemble franco-allemand ou plus vaste encore, qui ne se fera pas à nos conditions.
La crise est là. Elle n’a pas encore atteint son apogée et sera encore longue. Les abandons de souveraineté auxquels nous sommes prêts à nous soumettre dans un cadre budgétaire nous préparent déjà à d’autres renoncements inéluctables. Dans ce cadre il faut prendre le projet de fusion EADS-BAE Systems pour ce qu’il peut être, un catalyseur. A nous de savoir peser sur les conséquences au mieux de nos intérêts…