France-Russie : renouveau et défis d’un partenariat stratégique
« Oui, la relation entre la France et la Russie a quelque chose d’unique. Elle procède de l’attirance et de la reconnaissance réciproque de deux peuples épris d’absolu, de beauté, de vérité »1.
Les propos du président Chirac reflètent une vision largement répandue de la relation entre Paris et Moscou, relation spécifique s’inscrivant dans une longue tradition d’amitié, qui a résisté aux vicissitudes de l’Histoire – de la « guerre patriotique » de 1812 à l’affrontement Est-Ouest – et qui conservera toute son importance à l’avenir. Cette vision a sous-tendu la politique des présidents français sous la Vème République. En 1959, Charles de Gaulle évoque « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural » avant de parler, en 1966, de politique de « détente, d’entente et de coopération ». A la fin des années 1980, François Mitterrand, faisant écho au projet de « maison commune » européenne de Mikhaïl Gorbatchev, imagine un continent réunifié dans le cadre d’une « confédération européenne » incluant l’URSS2. Jacques Chirac estime pour sa part que « cette très grande nation qu’est la Russie […] doit devenir un élément essentiel de la stabilité et de l’équilibre du monde ».3
Alors que le Kremlin craignait, au printemps 2007, que la « rupture » annoncée par Nicolas Sarkozy ne remette en cause les fondements de la relation entre Paris et Moscou, celle-ci acquiert au contraire une dimension nouvelle4. L’entrée du groupe Total dans le projet d’exploitation du gisement gazier Chtokman en mer de Barents, annoncée à l’été 2007, puis le règlement de la crise géorgienne, un an plus tard au cours de la présidence française de l’Union européenne, dissipent les doutes. L’année croisée France-Russie en 2010 est l’occasion de réaffirmer l’exceptionnelle richesse de la relation bilatérale. Loin de n’être qu’un exercice diplomatique et culturel convenu, elle coïncide avec un nouvel élan entre Paris et Moscou, visible notamment au plan commercial.
L’alternance politique en France et le retour de Vladimir Poutine au Kremlin sont-ils de nature à enrayer cette dynamique ? Il ne fait guère de doute que le Kremlin aurait, comme en 1981, préféré la reconduction du président sortant à l’élection d’un socialiste mal connu. Il est en outre probable que les responsables politiques français considéraient comme plus aisé de promouvoir le partenariat avec Moscou (y compris à Bruxelles auprès de leurs partenaires européens) avec Dmitri Medvedev au Kremlin. Les premiers contacts entre François Hollande et Vladimir Poutine indiquent que la continuité devrait prévaloir. Pourtant, certaines interrogations demeurent. Quels sont, de part et d’autre, les objectifs stratégiques de ce partenariat ? Peut-il s’articuler avec la politique de l’Union européenne à l’égard de la Russie ? Comment surmonter les stéréotypes – différents de part et d’autre, mais qui constituent aujourd’hui un obstacle majeur à la densification de la relation Paris-Moscou ?
Depuis une dizaine d’années, la relation entre Paris et Moscou s’appuie sur un dispositif institutionnel particulièrement étoffé. Outre les contacts réguliers au plus haut niveau de l’Etat, le dialogue entre Paris et Moscou s’articule autour de plusieurs formats. Le Séminaire intergouvernemental (SIG), qui se tient une fois par an autour des Premiers ministres des deux pays, rythme le calendrier diplomatique bilatéral. Successeur de la « Grande commission » franco-soviétique établie en 1966 à la suite du voyage du général de Gaulle à Moscou, le CEFIC (Conseil économique, financier, industriel et commercial) a vocation, depuis 1993, à animer le dialogue économique franco-russe. L’instance bilatérale la plus récente est le Conseil de coopération sur les questions de sécurité (CCQS). Créée en 2001, cette enceinte singulière, qui réunit les ministres des affaires étrangères et de la défense des deux pays, témoigne de la volonté de dépasser le legs de la Guerre froide. Y sont discutées les grandes questions stratégiques : sécurité européenne, terrorisme, prolifération des armes de destruction massive, défense antimissile, ainsi que les principaux dossiers régionaux du moment (Afghanistan, Proche et Moyen-Orient, Géorgie, Haut-Karabakh, Transnistrie, etc).
La relation franco-russe bénéficie également des liens personnels noués entre les présidents successifs. Certes, Boris Eltsine et François Mitterrand n’ont jamais véritablement pu surmonter les rancœurs de 1991 (le président français avait soutenu son homologue soviétique Mikhaïl Gorbatchev jusqu’au bout et réservé un accueil plutôt froid à Boris Eltsine à l’Elysée en avril 1991, se contentant de le saluer mais sans lui accorder un entretien formel). Les deux mandats de Jacques Chirac sont en revanche marqués par des rapports particulièrement cordiaux avec les dirigeants russes, que n’assombriront pas les divergences à propos du Kosovo ou de la Tchétchénie. Signe de la confiance mutuelle, Vladimir Poutine invite, en 2004, Jacques Chirac à visiter le centre d’essais et de contrôle spatial militaire de Krasnoznamensk. Le chef de l’Etat français remet pour sa part à son homologue russe les insignes de Grand-Croix de l’ordre de la Légion d’honneur à l’automne 2006. Nicolas Sarkozy pratiquera quant à lui avec des fortunes diverses la « diplomatie de la tape dans le dos ». Vladimir Poutine, qui n’a pas oublié les propos du candidat UMP lors de la campagne présidentielle française de 2007, y reste plutôt insensible. Les relations personnelles sont en revanche très bonnes entre le chef de l’Etat français et Dmitry Medvedev, sur lequel l’Elysée fonde beaucoup d’espoirs à partir de l’été 2008. Entre temps, Nicolas Sarkozy a, il est vrai, sensiblement modifié sa rhétorique sur la Russie. Recevant, le 2 mars 2010, son homologue à Paris pour le lancement officiel de l’Année croisée, il déclare que « la France est la grande amie de la Grande Russie »5.
A la densité du cadre institutionnel régissant les relations bilatérales et aux affinités entre dirigeants des deux pays s’ajoutent des facteurs plus fondamentaux. Paris et Moscou ont des perceptions assez proches de la scène internationale. Le monde multipolaire tel qu’il émerge est vu comme une évolution positive bien que non dénuée de risques en termes de stabilité. Tant la France que la Russie sont favorables au multilatéralisme et notamment à la préservation du rôle central des Nations unies, où elles disposent d’un siège de membre permanent au Conseil de sécurité. Ces convergences ont été particulièrement visibles au cours de la présidence de George Bush et ont rendu possible la constitution du « front de refus » avec l’Allemagne sur le dossier irakien en 2003. Les accrocs observés ces dernières années (intervention de l’OTAN au Kosovo, reconnaissance des indépendances abkhaze et sud-ossète, interprétation de la résolution 1973 sur la Libye) ne paraissent pas devoir remettre en cause ces approches communes.
Convaincue que la stabilité et la sécurité du continent passent par un ancrage solide de la Russie aux processus européens, la France veille à ce que les préoccupations de Moscou soient prises en compte au sein de l’Union européenne et de l’Alliance atlantique. Le président Chirac insiste ainsi pour que l’élargissement de l’OTAN à trois anciens pays membres du Pacte de Varsovie aille de pair avec l’élaboration d’un document politique, l’Acte fondateur, finalement signé à l’Elysée le 31 mai 1997. A l’automne 2001, Paris est également en pointe pour négocier un nouvel accord-cadre entre la Russie et l’Alliance atlantique. Plus significatif aux yeux du Kremlin, la France s’oppose – avec l’Allemagne – à la décision américaine d’octroyer à l’Ukraine et à la Géorgie le Plan d’action en vue de l’adhésion à l’OTAN lors du sommet de Bucarest en avril 2008. De même, à partir de 2007, alors que l’administration Bush milite en faveur du déploiement d’éléments du bouclier antimissile en République tchèque et en Pologne, le ministre français des Affaires étrangères déclare qu’il « ne faut pas donner à la Russie le sentiment d’être encerclée […]. Nous devons aussi tenir compte des sentiments des Russes »6.
Cette sensibilité particulière est également visible dans les enceintes européennes. Alors que la Suède et la Grande-Bretagne mettent en avant la défense des valeurs démocratiques dans le partenariat avec la Russie, et que les pays baltes et d’autres anciens satellites de Moscou continuent de voir en la Russie une menace dont il convient de se protéger, la France défend avec constance une ligne d’engagement avec la Russie. Elle est la première à signer, en 2008, un accord visant à la facilitation de la délivrance des visas, dossier sensible pour le Kremlin. Paris milite également pour que la Russie soit associée, même symboliquement, à l’opération EUFOR mise en oeuvre au Tchad, soulignant ainsi la contribution de Moscou à la PCSD. C’est la présidence française de l’Union européenne, au second semestre 2008, qui permet de trouver une issue à la « guerre des cinq jours » en Géorgie, en dépit des profondes divergences entre Etats-membres sur la conduite à tenir vis-à-vis de Moscou7.
Paris est également perçue comme un partenaire important à Moscou. Le Concept de politique étrangère adopté en juillet 2008 place la France en deuxième place dans la liste des pays européens avec lesquels la Russie « cherche à établir des relations bilatérales mutuellement bénéfiques » (après l’Allemagne mais devant l’Italie, l’Espagne, la Finlande, la Grèce, les Pays-Bas et la Norvège, seuls cités dans ce document). La France y est présentée comme « une ressource importante pour promouvoir les intérêts nationaux de la Russie dans les affaires européennes et mondiales »8. Le retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN, en 2009, n’a pas suscité de réaction hostile de la part de Moscou. Le fait que Nicolas Sarkozy ait exprimé un intérêt pour la proposition du président Dmitry Medvedev, formulée en juin 2008, d’instaurer une nouvelle architecture de sécurité sur le continent y est sans doute pour beaucoup, de même que les prises de position de Paris sur les sujets stratégiques jugés sensibles à Moscou.
Les relations franco-russes ont longtemps été caractérisées par une dichotomie entre un dialogue politique présenté de part et d’autre comme excellent et des liens commerciaux relativement limités. En 1992, France n’est ainsi que le 31ème fournisseur de la Russie, puis le 28ème en 1994. Dans l’autre sens, la Russie occupe ces années-là les 24ème et 14ème rangs parmi les fournisseurs de la France. La situation évolue favorablement en 1996, la France devenant alors le 7ème fournisseur de la Russie, mais la crise financière de 1998 marque un coup d’arrêt. Les échanges bilatéraux chutent alors de 30% par rapport à 1997. Au cours des années 1990, le Russie représente en moyenne seulement 1% du commerce extérieur de la France, qui est loin derrière l’Ukraine, l’Allemagne, les Etats-Unis, le Japon et même les Pays-Bas ou l’Italie en termes de parts de marché en Russie. Le retard accumulé par les entreprises françaises vis-à-vis de leurs concurrentes issues d’autres pays de l’Union européenne, qui avaient fait le choix de s’installer en Russie dès le début des années 1990 malgré les incertitudes, mettra plus d’une décennie à se réduire.
Le commerce bilatéral entre dans une nouvelle phase dans les années 2000, grâce notamment à la très forte croissance enregistrée en Russie. En 2007, le volume des échanges bilatéraux s’élève à 16,6 milliards d’euros. La France occupe cette année-là le 9ème rang des fournisseurs de la Russie et le 7ème s’agissant des investissements étrangers, avec un solde commercial bénéficiaire pour la Russie de l’ordre de 5 milliards d’euros. Si l’impact de la crise est perceptible en 2009 (sur les cinq premiers mois de l’année, les exportations françaises chutent de 30% et les importations en provenance de Russie de 37%), la France en profite pour accroître sa part de marché, qui passe à 5,1%.
2010 et 2011 voient une reprise des échanges. Ils s’établissaient à 21,3 milliards d’euros l’an dernier, dépassant leur niveau de 2008 et enregistrant une hausse de 15% par rapport à 2010. Les exportations et importations ont sensiblement crû en 2011 (de 18,3% en ce qui concerne les ventes française en Russie, de 13,5 % s’agissant des exportations russes vers la France). Le déficit commercial de la France avec la Russie s’est toutefois amplifié en raison de la facture énergétique et a pratiquement rejoint le niveau de 2008 pour s’établir à 6,4 milliards d’euros en 2011. La France a stabilisé ses parts de marché en Russie à 4,35%. Le rythme de progression des ventes françaises en Russie est cependant légèrement inférieur à celui de ses principaux concurrents, de sorte que la France se place désormais en 8ème fournisseur mondial de la Russie (contre 5ème en 2009 et 6ème en 2010) et 3ème fournisseur européen, derrière l’Allemagne (12% de parts de marché) et l’Italie (4,4%). Notons que la Chine demeure le principal fournisseur de la Russie avec 16% de parts de marché, l’Ukraine, le Japon et les Etats-Unis détenant respectivement 6,6%, 5% et 4,9% selon les chiffres fournis par les douanes russes9. Autre statistique particulièrement significative – les flux d’investissements étrangers entrant. En 2010, la France occupait la 5ème place, la 3ème si l’on enlève de ce classement Chypre et le Luxembourg, zones offshore ou à fiscalité attractive d’où repartent de nombreux capitaux russes à l’origine10.
Plusieurs transactions majeures illustrent la montée en puissance des relations économiques franco-russes. Mentionnons, entre autres, la prise de contrôle programmée du constructeur automobile AvtoVAZ par Renault-Nissan, processus au terme duquel le groupe français détiendra, en 2014, 67% de la coentreprise. Danone va investir au cours des cinq prochaines années plus de 500 millions d’euros en Russie, pays qui a vocation à devenir le 3ème marché étranger du groupe agro-alimentaire français d’après son président Franck Riboud. La Société générale détient, depuis l’été 2010, 82% de Rosbank, désormais première banque étrangère de Russie. Auchan est quant à lui le premier employeur étranger de Russie avec plus de 20 000 salariés. Alstom est présent dans le secteur des transports grâce à son alliance avec Transmashholding, principal constructeur russe de matériel ferroviaire dont il possède 25%, ainsi que dans l’énergie, par le biais de la coentreprise créée en 2007 avec Atomenergomash. D’autres grands groupes industriels français comme Air Liquide ou Schneider ont signé d’importants contrats en Russie, où ils sont désormais solidement implantés en régions.
L’énergie est l’un des secteurs où la coopération franco-russe est la plus significative. GDF-Suez, qui avait prorogé en 2006 ses contrats d’approvisionnement à long terme avec Gazprom, a pris 9% dans la société qui gère le gazoduc Nord Stream reliant la Russie à l’Allemagne. Symboliquement, cette décision a été officialisée en juin 2010 lors du Forum économique international de Saint-Pétersbourg, dont le président Sarkozy était l’invité d’honneur. Total a annoncé, début 2011, son entrée au capital de NOVATEK, le principal producteur de gaz indépendant de Russie, qui bénéficie actuellement d’un soutien important des autorités russes pour la mise en valeur des gisements de la péninsule de Iamal. Le groupe français a porté sa participation à 15% en avril 2012 et devrait monter jusqu’à 19,4% dans un délai de trois ans. Enfin, EDF met en œuvre de très nombreux projets avec des partenaires russes. S’il a préféré ne pas investir dans des capacités de génération en Russie (choix avisé au vu des difficultés que rencontrent actuellement les entreprises européennes comme ENEL, E.On ou Fortum s’étant engagées sur cette voie), le groupe public français est présent dans le projet de gazoduc South Stream à hauteur de 15%, gère le réseau de distribution d’électricité à Tomsk et a signé, en juin 2012, un accord avec Gazprom pour la production de courant en Europe. EDF est par ailleurs en discussions avec NOVATEK à propos d’une participation au projet Iamal et promeut d’importants projets bilatéraux dans le domaine de l’efficacité énergétique.
L’un des traits distinctifs de la relation commerciale franco-russe est qu’elle embrasse désormais des domaines sensibles ayant longtemps relevé de la souveraineté nationale. Le premier lancement de la fusée Soyouz à partir de Kourou, à l’automne 2011, est l’aboutissement d’une longue coopération spatiale inaugurée sous la présidence du général de Gaulle. La vente des deux bâtiments de projection et de commandement de type Mistral marque quant à elle la fin d’un mythe à Moscou (l’autosuffisance du complexe militaro-industriel russe) et d’un tabou en Europe occidentale (la vente de matériels militaires à l’ancien adversaire du temps de la Guerre froide). Elle ouvre surtout la voie à d’autres coopérations entre industries de défense des deux pays. La constitution, en août 2011, d’une coentreprise entre Sagem et Rostekhnologii chargée de travailler sur les systèmes de navigation inertielle pour l’aéronautique militaire est sans doute la plus ambitieuse en termes technologiques. De telles coopérations ne sont possibles que grâce à l’excellence de la relation politique entre Paris et Moscou et à la confiance mutuelle qui en résulte.