La Syrie et « le bon vieux pragmatisme de la diplomatie russe »
Depuis le début du conflit en Syrie il y a dix-huit mois, la Russie s’est posée en soutien politique et militaire inconditionnel du président Bachar Al-Assad, au point d’avoir bloqué, avec Pékin, plusieurs résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU condamnant le régime de Damas et ouvrant la porte à des sanctions, voire au recours à la force. Un soutien qui semble trouver ses limites, à en juger par les déclarations faites ces dernières semaines au sein de l’exécutif russe. Le président Vladimir Poutine a ainsi déclaré, la semaine dernière, que la famille Assad était "au pouvoir depuis quarante ans" et que des changements étaient "sans aucun doute nécessaires".
A la mi-décembre, un vice-ministre russe des affaires étrangères, Mikhaïl Bogdanov, avait déjà reconnu que Damas perdait de "plus en plus" le contrôle du pays et qu’une victoire de l’opposition n’était pas à exclure.
Venant confirmer ce qui apparaît, aux yeux des commentateurs, comme un repositionnement russe, Moscou a multiplié ces derniers jours les contacts sur le dossier syrien en vue de trouver une solution à la crise. Et notamment avec l’émissaire international Lakhdar Brahimi qui, de retour d’un voyage à Moscou le 29 décembre, a affirmé avoir un plan susceptible d’être accepté par la communauté internationale tandis que son interlocuteur, le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a, de nouveau, appelé Bachar Al-Assad à faire le "maximum" pour concrétiser ses intentions de dialoguer avec l’opposition en vue de résoudre le conflit.
Karim Emile Bitar, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), analyse le repositionnement russe sur le dossier syrien.
Plusieurs thèses ont été évoquées pour expliquer le soutien du président Vladimir Poutine au régime de Bachar Al-Assad qui ont chacune leur importance mais ne sont pas convaincante pour expliquer la rigidité de la position russe. Premièrement, les liens binationaux entre la Russie et la Syrie qui se traduisent par la présence, notamment, de nombreux ressortissants russes en Syrie. Deuxièmement, les liens économiques, avec notamment l’achat d’armes à la Russie par la Syrie. Cela représente des sommes négligeables, d’autant plus que la Syrie a la réputation d’être un mauvais payeur. Troisièmement, la base militaire russe de Tartous. Il est vrai qu’il y a une obsession des stratèges russes d’avoir un accès aux mers chaudes et aussi, depuis les révolutions colorées en Ukraine et en Géorgie, la peur de perdre leur accès vers le Caucase. Mais, cette base n’a, à y regarder de près, qu’un intérêt stratégique et militaire limité. Et finalement, la question énergétique.
La position russe semble ressortir davantage de facteurs psychologiques que de considérations concrètes. Vladimir Poutine a tendance à analyser la situation syrienne au prisme tchétchène donc selon lui, Bachar Al-Assad ne fait pas pire que ce que lui a fait en Tchétchénie. M. Poutine et la diplomatie russe ont développé une vision, qualifiée par certains de paranoïaque mais qui n’est peut-être pas dénuée de fondements, selon laquelle la diplomatie russe serait de plus en plus encerclée face, notamment, à l’émergence d’une alliance objective entre les Etats-Unis et les islamistes. M. Poutine est animé par la hantise d’une montée en puissance de l’islamisme en Méditerranée qui pourrait entraîner une contagion dans les régions avoisinantes.
D’autre part, la Russie estime qu’elle a été flouée sur la résolution 1973 qui a permis, par une interprétation qu’elle juge abusive – non sans hypocrisie –, l’intervention militaire en Libye et le renversement du régime de Mouammar Kadhafi. Par ailleurs, Vladimir Poutine ambitionne de dire au reste du monde et aux Etats-Unis que la phase unipolaire ouverte avec la chute du Mur de Berlin a pris fin et que la Russie est de retour sur la scène internationale, qu’il faut prendre en compte ses intérêts. Ainsi, pour la Russie, le dossier syrien est l’occasion de remettre à plat ses relations avec le reste du monde, et notamment avec les Etats-Unis.
Ces déclarations et initiatives russes peuvent être interprétées comme des ballons d’essais, envoyés à Bachar Al-Assad aussi bien qu’aux rebelles. D’où l’invitation faite à Moaz Al-Khatib, le chef de la Coalition nationale syrienne, à venir à Moscou. Ce qui n’est pas nouveau car, depuis le début, la Russie a écouté et reçu les opposants mais ne leur a pas cédé d’un pouce.
Il ne faut pas surinterpréter les déclarations qui ont été faites. La politique étrangère russe n’est pas clairement définie. Sur le fond, la position russe reste stable depuis dix-huit mois. Les Russes restent réticents à faire des déclarations dures envers Assad. Le régime est allé trop loin dans son soutien à Assad pour le lâcher en rase campagne. Il est difficile de dire si la Russie a véritablement la capacité d’agir sur les choses autrement que par sa capacité de blocage ? La Russie n’est peut-être pas capable d’être actrice d’une sortie de crise par le haut.
La Russie se rend toutefois compte que la situation devient inextricable et qu’elle risque, par son inflexibilité, de déstabiliser la région. Le vieux pragmatisme de la diplomatie russe ressurgit de temps en temps. Elle peut craindre que la bataille de Damas approchant se joue une véritable bataille existentielle pour le régime syrien, pouvant l’amener à se transformer en véritable milice et à précipiter le morcellement de la Syrie. Les Russes veulent limiter les scénarios du pire.
Une certaine partie de la diplomatie russe commence à se rendre compte que la Russie est tenue responsable du pourrissement de la situation. Cette tendance est notamment incarnée par le vice-ministre des affaires étrangères russe, Mikhaïl Bogdanov, qui a pu tenter par ses déclarations de ne pas insulter l’avenir et de se ménager une porte de sortie. Il prend acte de la situation sur le terrain.
Il y aurait effectivement des négociations russo-américaines en coulisses assez importantes. Les Russes sont conscients qu’ils détiennent les clés du déblocage de la situation en Syrie. Ils veulent que ce marchandage autour du dossier syrien leur porte ses fruits aussi bien en termes de garanties en Syrie mais également sur d’autres dossiers. Car, quand bien même on lui offrirait ces garanties, cela ne suffirait pas à Moscou. Il y a une volonté russe de lier le dossier syrien à d’autres questions pour obtenir des Etats-Unis notamment des concessions sur le Caucase ou le bouclier antimissile.
En ce qui concerne les négociations sur la crise syrienne, les Russes seraient prêts à accepter que Bachar Al-Assad cède le pouvoir, si tant est que l’ossature du régime est préservée. Il existe une volonté commune avec les Etats-Unis d’éviter l’effondrement de tout l’appareil étatique comme cela a eu lieu en Irak. Ils veulent éviter la désintégration de la Syrie et des massacres de grande ampleur. Les Russes et les Américains pourraient s’accorder sur un remplacement d’Assad par une figure comme Farouk Al-Charer. Le vice-président chargé des affaires étrangères et des médias syrien, qui a longtemps eu des relations avec Moscou, a prôné des négociations entre les deux camps, estimant qu’aucun ne pouvait l’emporter. Il pourrait rassurer les caciques du régime et les minorités face au risque de désintégration du pays, de repli communautaire et de guerres intestines internes à la rebellion syrienne. Mais, les Etats-Unis, de leur côté, ne seraient pas hostiles non plus au maintien de Bachar Al-Assad jusqu’en 2014, alors que la rebellion l’est totalement.
Toutefois, cela ne suffit pas que les Etats-Unis parviennent à un accord avec la Russie. Il faut aussi prendre en compte les différents pays sunnites impliqués en Syrie comme la Turquie ou Qatar, qui sont devenus les parrains régionaux de groupes syriens qu’ils clientèlisent. En outre, au sein de la rebellion, la fracture psychologique est profonde. Il y a une volonté de vengeance face à un régime qui a institutionnalisé la torture depuis quarante-cinq ans. Cela explique la radicalisation sunnite avec l’apparition de groupes marginaux comme le Front Al-Nosra. Même si le leadership de la rébellion acceptait un tel plan russo-américain, il est possible que des groupes ne l’acceptent pas. Or, aujourd’hui, le drame sur le terrain, c’est qu’il existe une dichotomie entre les leaders politiques et militaires.