ANALYSES

Travail au noir, argent sale : où en est l’économie souterraine ?

Presse
7 mai 2013
Éric Vernier - Le Point
Une étude publiée par le groupe de cartes de crédit Visa démontre que le poids de l’économie parallèle (travail au noir, transactions légales non déclarées) a diminué en Europe : en 2012, elle représente 12 % du PIB cumulé de l’Union européenne contre 19 % en 2011. Selon l’étude, la baisse se poursuivrait en 2013, malgré le contexte de crise économique qui pousserait pourtant les Européens à multiplier les activités non déclarées pour augmenter leurs revenus. Éric Vernier, chercheur associé à l’Iris, spécialiste du blanchiment de capitaux et de la fraude et auteur de Techniques de blanchiment et moyens de lutte chez Dunod (2013), s’étonne de cette étude qui oublie de nombreux aspects et minimise le poids de cette économie souterraine.

Que pensez-vous des résultats de cette étude ?

L’étude est étonnante. Donner des chiffres précis dans un secteur qui est par définition très obscur, donc très difficile à quantifier, me paraît assez étrange. Certes, il est possible de dégager des tendances de l’économie souterraine, mais il m’apparaît très compliqué de noter des baisses, ou des hausses d’ailleurs, de quelques points de PIB, alors que le montant même de l’économie parallèle est compris dans une fourchette assez large. Si l’argent gris, travail au noir, transactions non déclarées notamment, représente 5 000 milliards de dollars dans le monde, le chiffre peut être aussi bien de 3 900 milliards de dollars que de 5 500 milliards de dollars. Et puis l’étude ne prend pas en compte tout ce qui concerne l’argent de la drogue, de la criminalité ou des trafics d’organes. Elle s’intéresse uniquement au travail au noir et aux transactions non déclarées. Même si, effectivement, ces chiffres sont en baisse, ils restent importants en Europe. 10 % du PIB en France, c’est le minimum de ce que l’économie parallèle peut représenter dans notre pays. S’il existe 10 % d’argent sale dans notre PIB, cela voudrait dire que les 90 % restants seraient "propres" ? Non, pas du tout !

Pourquoi est-ce si difficile de lutter contre le travail au noir ?



C’est très compliqué en France pour deux raisons : le manque de moyens et la difficulté de se focaliser sur les chantiers prioritaires. Quand on regarde le nombre d’inspecteurs de l’Urssaf par région, deux ou trois, rarement plus, nous ne pouvons qu’être inquiets. La lutte contre la fraude est dessinée par une orientation politique : le gouvernement s’attaquera plus particulièrement à tel ou tel secteur suivant ses "affinités". Et ce n’est pas forcément là où il y en a le plus besoin. Il y aura peut-être plus de contrôles fiscaux des salariés, des petits artisans, mais pas forcément dans les grandes entreprises… Les chômeurs et les populations précaires ne sont pas les seuls à avoir recours au travail au noir. Il y a les retraités qui veulent augmenter leur retraite, les travailleurs qui ont envie d’arrondir leurs fins de mois, et des professions qualifiées, comme les professeurs qui donnent des cours particuliers non déclarés. Le travail au noir est bien plus répandu que ce qu’on pourrait croire. En ce qui concerne les entreprises, certaines sociétés de sécurité ou de gardiennage ont massivement recours au travail au noir, ce sont souvent des personnes étrangères, sans papiers, qui sont recrutées. Sur 50 salariés, 30 peuvent travailler au noir.

L’État a-t-il vraiment intérêt à investir pour réduire le poids de l’économie souterraine ?

Oui, car c’est un manque à gagner pour l’État : un certain nombre de cotisations ne rentrent pas dans les caisses, mais il faut nuancer ce manque, il est relatif, puisque l’argent gagné est dépensé dans l’économie réelle. Un certain nombre de transactions n’auraient pas lieu si elles avaient été déclarées.

À quelle fluctuation est soumise la courbe de l’économie parallèle ?

Une explication fondamentale manque à l’étude : si le travail au noir baisse, c’est surtout parce que l’emploi baisse aussi ! Reprenons l’exemple précédent : la société de gardiennage a moins de travail à cause de la crise, elle emploie donc moins de personnes, et donc moins de personnes qui travaillent au noir. Les travailleurs au noir sont un peu comme les intérimaires : les premiers à trinquer, car il est plus facile de s’en débarrasser : ils ne risquent pas d’aller aux prud’hommes… L’économie parallèle suit la conjoncture : il n’y a pas particulièrement de tendance vertueuse ou de prise de conscience citoyenne dans cette soi-disant baisse du poids de l’économie souterraine. Je pense qu’il faut rester prudent. Le plan de lutte contre la fraude aux finances publiques est intéressant, les annonces sont intéressantes, mais il est trop tôt pour se prononcer, attendons quelques années avant de tirer des conclusions. Dans tous les cas, il existe un palier incompressible, un seuil au-dessous duquel nous ne pourrons plus lutter contre les fraudes. Nous pouvons réorganiser l’administration, les règles du paiement de l’impôt ou encore renforcer les moyens de contrôle pour aller chercher l’argent de la fraude. Cet argent nous serait utile, mais nous n’avons pas forcément les moyens de le faire. C’est tout le paradoxe.
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