Le Brésil à contre-pied
Par centaines, milliers, et aujourd’hui dizaines de milliers des manifestants agitent des pancartes revendicatives depuis quelques jours dans les grandes villes brésiliennes. L’augmentation du prix du billet de bus et de métro décidée pratiquement par toutes les équipes municipales a mis le feu aux poudres. L’évènement a manifestement pris de court les autorités locales, et fédérales, ainsi que l’opposition. L’université, la presse, nationale et étrangère n’avaient manifestement elles non plus rien vu venir.
Encensé par la vitesse acquise ces dernières années, économique comme sociale et diplomatique, le Brésil paraissait digérer sans trop de difficulté la place qui lui a été attribuée par la statistique en 2011 de sixième puissance économique du monde. Consécration symbolique, l’un de ses ambassadeurs a été désigné au secrétariat général de la FAO (l’organisation agricole des Nations unies), tandis qu’un autre vient d’être élu directeur général de l’OMC (l’Organisation mondiale du commerce). Fin juillet 2013, Rio sur la vitesse acquise s’apprêtait à recevoir la jeunesse catholique mondiale et François Ier, premier pape des Amériques. Rio, comme onze autres villes se prépare à recevoir la prochaine coupe du monde de football. Et en 2016 Rio encore doit héberger les Jeux Olympiques.
Rien ne semblait donc en cette fin de printemps austral arrêter l’influence montante du Brésil, saluée de toute part et en particulier en Europe percluse et décroissante. Le maire de Rio qui était il y a quelques jours encore à Paris pour essayer de décrocher pour sa ville l’organisation de la prochaine exposition universelle, a brutalement changé de partition. C’est là, à l’issue de rencontres au Bureau des expositions universelles que les mauvaises nouvelles l’ont rappelé à une réalité inattendue. Rio, après São Paulo et Porto Alegre, avec Brasilia et Fortaleza et bien d’autres métropoles était sens dessus dessous. Des manifestants sortis d’on ne sait où, sans organisation visible, ni responsables, ont envahi les rues et avenues des grandes villes.
La pichenette initiale est partie d’une petite association d’usagers des transports en commun, le MPL, le mouvement "carte orange" gratuite (Movimento Pase Libre). L’inflation oblige les équipes municipales à répercuter la hausse des prix sur le titre de bus et de métro. L’augmentation annoncée de 20 centimes de Reals, équivaut à 7 centimes d’euros. Le salaire minimum étant de 678/ Reals, soit 237 euros, le poids relatif du transport dans le budget des plus modestes est l’un des plus élevés au monde. Le MPL a donc appelé à dire non. Il a convaincu quelques centaines de personnes qui sont descendus dans la rue le 13 juin. Huit jours plus tard dans la même ville ils étaient plus de 100 000. Et bien plus encore dans le reste du pays qui a rejoint le mouvement. Qu’a-t-il bien pu se passer ?
Le 13 juin les manifestants protestaient contre l’augmentation du billet de bus décidée par le maire de São Paulo, Fernando Haddad, membre du parti des travailleurs, formation de la Présidente de la République Dilma Rousseff et celle du ticket de métro annoncée par le gouverneur de l’Etat, Geraldo Alckmin, membre du parti d’opposition, le PSDB. Le gouverneur, dénonçant les vandales qui occupaient la voie publique a lâché la bride de sa police. Le lendemain les télévisions et les réseaux sociaux ont diffusé les images de ce nettoyage social musclé. C’est alors que le feu a pris de l’ampleur à São Paulo et s’est propagé à la vitesse des images aux quatre coins du pays. Le haut le cœur visait le comportement d’une police trop souvent brutale et corrompue, en général honnie des Brésiliens. Il a mis à vif un bouillon de culture contestataire à l’égard de ceux qui la payent et la dirigent, les autorités, qu’elles soient centrales, "régionales", ou municipales. 84% des manifestants selon un sondage refusent toute affiliation partisane et mettent dans le même sac, PT et PSDB.
Un fagot de malaises accumulés a été embrasé par la flambée inflationniste des billets de bus et de métro. Une sorte de haine refoulée a été déversée sur ce qui était censé consacrer le Dieu Brésil, le football. La contestation des stades en construction, et de l’argent investi dans la coupe du monde a été de toutes les manifestations. Partout les pancartes, les mots d’ordre ont assez spontanément repris les mêmes revendications : moins de football et plus de transports collectifs, d’écoles et d’hôpitaux. Des clips insolites pour tous ceux qui s’en tiennent aux images d’Epinal associées au Brésil, -samba, plage et football- , ont inondé les ordinateurs. Intitulé, "Non, je ne vais pas aller à la Coupe du monde" une vidéo conteste les arbitrages qui ont été faits par les pouvoirs publics, privilégiant des équipements d’utilisation épisodique sur ceux qui sont socialement les plus utiles. Ces dernières années les Brésiliens ont été de plus en plus nombreux à bouder le football. Il y aurait eu selon une étude 13% de spectateurs en moins l’année 2012. La moyenne de spectateurs du championnat de division A ou 1 aurait été de 12 983 spectateurs, la 13ème du monde, derrière celle de pays sans tradition, comme les Etats-Unis ou le Japon. Il est vrai qu’assister à une partie de club important peut coûter 60 euros, un quart du salaire minimum.
On comprend mieux au vu de ces chiffres le ressentiment. D’autant plus que la période des vaches grasses s’estompe. 7,5% de croissance en 2010, 3,5% en 2011, 0,9% en 2012. Le tout sur un fond de hausse des prix et de course difficile avec les salaires. Augmenter le prix du billet de bus et de métro a brusquement donné à voir l’inflation en période de décroissance. Augmenter le prix du billet de bus a inquiété et perturbe les Brésiliens qui s’étaient habitués à gagner des points de consommation et de mieux vivre ces dernières années. Ce sont les bénéficiaires du mieux vivre de ces dernières années, les classes moyennes qui ont pris la rue et la mouche. Il suffit de regarder les photos et les reportages. Les manifestants sont jeunes et blancs. La statistique nous dit qu’ils ont moins de trente ans pour 53% d’entre eux, qu’ils sont étudiants pour 22%. La peur de la régression, et celle de perdre le confort gagné a poussé ces catégories dans la rue. Les pauvres, récemment sortis de la misère par les programmes sociaux des gouvernements Lula et Rousseff, n’ont pas été à la manœuvre. Utilisateurs privilégiés des transports publics ils ont été spectateurs plus qu’acteurs de ces évènements.
Les municipalités les unes après les autres, les gouverneurs à leur suite, ont de mauvaise grâce cédé à la rue. Bus et métro ne seront pas augmentés. La présidente Rousseff de plus ou moins bonne foi s’est félicitée de l’ampleur de mouvements qui démontreraient la vitalité démocratique du Brésil. Le président du PT, la formation de la Première magistrate a demandé à ses militants de se joindre aux manifestations. L’opposition, le PSDB, est aux abonnés absents. Seule la presse peu favorable au gouvernement essaie de réorienter le mécontentement contre le PT et la présidente. 2014, l’année prochaine est en effet une année d’élection présidentielle. Le constat est pourtant sans appel. Le désarroi, et l’atonie des pouvoirs est total. PT et PSDB sont les enfants politiques de la transition démocratique. C’était à la fin des années 1980. Une autre génération a surgi. Dans un autre Brésil. Elle ne se reconnaît plus dans les "élites" qui la gouvernent. Le constat est rude pour le PT qui passait pour un articulateur de mouvements sociaux. Il est vrai que les pages ouvertes avec le Forum de Porto Alegre ont été progressivement remisées dans les livres de photos, fleurant la nostalgie.
Il reste à écrire l’avenir, et très vite à digérer la colère du jour. Mais comment arrêter un mouvement social de masse sans têtes et aux revendications aussi diverses que le nombre de ses manifestants ? Avec qui le gouvernement peut-il négocier une sortie de crise ? Et avec quelle feuille de route ? Faute de réponse la dynamique peut rester encore longtemps sur le pavé. Au risque de dégénérer en violences et en manipulations par des groupes politiques extrémistes, voire par la grande délinquance fortement incommodée à Rio ces dernières années par le retour de l’Etat et de sa police, les UPP (Unités de Police de Proximité) dans les favelas. On ne peut ici que faire un parallèle avec d’autres situations, ayant bousculé des régimes pourtant fondés sur l’élection, l’Espagne des Indignés de la Plaza del Sol, et la Turquie de la place Taksim. Les fabricants de gaz lacrymogène seuls paraissent satisfaits d’un marché en expansion. L’un des plus gros fournisseurs est… brésilien.