ANALYSES

Crime, drogue et traditions

Les mafias ont investi le sport. Mais leur façon de piper les dés varie selon les disciplines et les cultures. Les unes achètent les arbitres. Les autres corrompent les joueurs. A la mode bulgare, on peut aussi éliminer tous les gêneurs.


Comment s’y prennent ceux qui veulent bidouiller un match de foot ? Cela doit être effroyablement difficile, non ?



Pas tant que cela, semble-t-il. L’expérience montre qu’il suffit d’acheter deux ou trois joueurs aux postes clés comme le défenseur central, l’avant-centre et le gardien de but pour faire basculer la victoire dans un camp ou dans l’autre. Bien sûr, si vous achetez aussi l’arbitre, c’est plus sûr. Un but annulé, un penalty, un carton rouge, il possède des armes redoutables pour orienter le cours d’un match. A lui seul, il peut presque décider du score. Evidemment, cela coûte cher. Pour ceux qui ont moins d’argent à investir, il existe d’autres techniques, moins efficaces mais cela marche tout de même. Il suffit de faire preuve d’imagination. A une époque, les parieurs asiatiques provoquaient volontairement des pannes d’éclairage dans les stades du championnat anglais lorsque le score désiré était atteint. Un règlement de l’époque voulait qu’on entérine le score d’un match s’il était interrompu pour cas de force majeure. Ce règlement a été changé depuis.


Existe-t-il un pays ou une discipline épargnée par la corruption ?



Non, je ne crois pas. Toutes les disciplines sont concernées dès le moment où elles sont l’objet d’enjeux financiers importants. Et, vous le savez, aujourd’hui, on peut parier sur presque tous les sports. L’effet est tout simplement désastreux. Quant aux pays, bien sûr, ils sont tous menacés. Au cours de ces dernières années, des affaires ont éclaté en France, en Belgique, en Allemagne, en Italie, en Finlande. Et les pays d’où rien ne filtre sont peut être les plus inquiétants de tous.


Pourquoi ?



Pour faire la lumière sur de telles pratiques, il faut des organismes de régulation. Ainsi les sociétés de paris sont très attentives à repérer les flux suspects et les mises aberrantes. Elles peuvent alors bloquer la redistribution des mises. En Asie, les paris sportifs sont aux mains de triades et tout se passe de façon totalement opaque et clandestine. 


Certaines régions ont tout de même une culture de la triche particulièrement développée. On pense à des endroits comme la Sicile ou la Corse.

Dans tous les pays, il existe une lutte d’influence entre l’Etat de droit et les organisations criminelles. Dès que l’un faiblit, l’autre se renforce. On voit cela pour des îles où effectivement la représentation de l’Etat est moins forte que sur le continent. Mais cela se vérifie aussi à l’échelle de pays entiers. Prenons l’exemple de l’Italie. L’Etat date de la fin du XIXe siècle. Le pouvoir de certaines familles mafieuses est donc antérieur à sa constitution. La lutte contre le crime organisé est forcément plus difficile à mener là-bas que dans des pays plus anciens comme la France ou l’Espagne.


Le cas du joueur argentin Diego Maradona est intéressant. On sait aujourd’hui qu’il se droguait lorsqu’il jouait en Italie et qu’il entretenait des liens étroits avec la Camorra napolitaine. Il aurait même vendu un scudetto ! Et pourtant, il jouit toujours d’une popularité intacte auprès des supporters. Comment l’expliquez-vous ?



La popularité de Maradona tient d’abord au fait qu’il est l’un des meilleurs joueurs de foot de tous les temps et qu’avant de vendre le titre, il avait permis au club d’en remporter deux ! Maradona avait aussi le profil qu’il faut pour plaire aux foules du Sud. Il incarnait parfaitement la revanche des clubs modestes comme Naples face à la morgue des clubs nantis comme la Juventus ou l’AC Milan. C’est normal qu’il ait marqué les esprits. Je pense que cela se serait passé de la même façon ailleurs. Y compris en France ! On pardonne souvent à celui qui vous fait gagner. Rappelez-vous la ferveur qui accompagnait les campagnes européennes de l’Olympique de Marseille à l’époque de Bernard Tapie. Les supporters lui étaient reconnaissants qu’un club français gagne enfin la Ligue des Champions. Cela excusait toutes les magouilles. 


Lors de l’affaire de Valenciennes, beaucoup d’observateurs trouvaient qu’on accordait trop d’importance à l’événement. La corruption dans le sport était presque considérée comme un péché véniel.



Jusqu’à présent, les révélations de corruption en France portaient sur des petits marchandages comme pour ce match VA/OM ou plus récemment pour l’affaire Karabatic. Des joueurs s’enrichissent de façon illicite, d’accord. Mais il n’y a pas mort d’homme. C’est très différent de ce qui se passe dans d’autres pays comme le Mexique ou la guerre entre les mafias pour contrôler le sport prend parfois des allures de carnage. En Bulgarie aussi. Depuis 1989, quinze présidents de club ont été assassinés dans ce pays. Au sein du directoire du seul Lokomotiv Plodviv, on recense six décès. Nous sommes encore loin de cette situation en France. D’où la tendance à minimiser le problème.


Pourquoi la Bulgarie est-elle à ce point gangrenée ?



Elle n’est pas la seule. Le sport se porte mal dans les pays de l’ex-bloc soviétique. Autrefois, I’Etat communiste finançait tout. Puis le système s’est écroulé. Les clubs et les athlètes se sont retrouvés sans le sou. L’argent est venu de ceux qui en possédaient encore, c’est-à-dire les organisations criminelles Vingt ans plus tard, la situation est pire que jamais avec une infiltration de la mafia a tous les niveaux de pouvoir.


Vous parlez toujours de sport ?



Le sport, oui. Mais ce n’est pas très différent des autres domaines d’activité économique. Prenons l’exemple de l’Albanie. Dans ce pays, tout est défaillant depuis la chute de l’ancienne dictature. Plus exactement, on devrait dire que tout fonctionne sur la base de pots-de-vin. Qu’il s’agisse d’obtenir un permis de construire, de faire sauter une amende, de décrocher un diplôme ou de trouver un lit dans un hôpital. On paie ! On en arrive à des situations dingues ou l’on ne perçoit même plus la corruption comme un acte répréhensible.


En somme la corruption dans le sport est à l’aune de celle qui régit la société tout entière.



Disons que le sport sert de miroir grossissant aux mœurs économiques en vigueur. Pour une organisation criminelle, le fait de posséder un club de foot offre un tas d’avantages. Cela permet de blanchir assez facilement de I’argent ou au contraire de constituer des caisses noires. Tout est possible. On peut maquiller sa billetterie ou gonfler les montants des transferts. Accessoirement, on se trouve aussi très bien placé pour truquer les paris. Vraiment, c’est le poste idéal.


Comment peut-on espérer ne jamais en arriver là?



Premièrement, il faut éviter de minimiser les magouilles. Plus elles se développent, plus elles s’organisent et plus elles deviennent difficiles à combattre. Ensuite, il faut se rendre compte que le sport ne reste pas longtemps isolé des autres trafics. Au début, peut-être. Mais très vite, il ne constitue qu’un maillon dans une chaîne d’activités qui englobent aussi le commerce de la drogue, le trafic d’armes interdites et surtout les pressions sur les politiques pour obtenir les marchés juteux, notamment les constructions de stades en prévision des grands évènements sportifs Tout est lié !


Dans un livre sorti en 2006 (*), l’auteur canadien Declan Hill prédisait un avenir très sombre au sport de compétition. Vous y croyez ?

Lorsqu’il est sorti, beaucoup de gens ont jugé que ce livre était provocateur. Hill disait par exemple qu’en Asie, 80% de matchs de foot étaient truqués. On pensait qu’il exagérait. Avec le recul des années, force est d’admettre qu’il avait malheureusement raison. Il prédisait aussi que les grands championnats occidentaux allaient bientôt être truqués par les filières criminelles asiatiques. C’est exactement ce qui s’est passé en Italie en 2011 avec les matchs arranges en série A, un championnat occidental où les joueurs sont très bien payes et ont en outre reçu des pots-de-vin en provenance de l’Asie. Il y a eu des liens entre des réseaux asiatiques, albanais et italiens, un grand réseau international vraiment effrayant dans son modus operandi.


Donc le pire est à craindre?



Cela dépend de la réaction du monde sportif. Le problème, c’est que les clubs sont extrêmement vulnérables. Surtout dans des petits pays comme la Belgique ou la Finlande où les recettes sont trop faibles pour tenir le coup du professionnalisme sportif. Quand un acheteur se pointe, on ne lui demande pas d’où vient l’argent. Il y a huit ans en Belgique, un businessman chinois, Zheyun Ve, a corrompu des joueurs et parfois des équipes entières pour fixer le score des rencontres sur lesquelles il avait parié. En Finlande, des criminels purent carrément racheter des clubs et truquer à leur guise des rencontres. Je vois mal comment on va pouvoir arrêter cela. 


Il suffirait d’arrêter de parier.



Oui, c’est vrai. Chez nous, la tradition des paris sportifs n’est pas encore trop ancrée dans les mœurs. On peut effectivement résister. C’est beaucoup plus difficile dans les pays d’Asie d’où proviennent les plus grosses sommes d’argent. Les gens rêvent du pactole qui pourra les arracher à la misère. On peut gagner six ou sept fois sa mise en donnant le score d’un match C’est tentant !


(*) Declan Hill, Comment truquer un match de foot, Ed. Florent Massot, 2006 

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