ANALYSES

L’armée veut-elle la même chose que le peuple égyptien ?

Presse
6 juillet 2013
En destituant le président Mohamed Morsi démocratiquement élu il y a maintenant un an, l’armée a-t-elle violée la parole du peuple égyptien qui avait massivement soutenu le candidat des Frères musulmans lors de la présidentielle de 2012 ?

Selon moi, c’est un coup d’État. La voix des urnes s’était exprimée. Même s’il y avait eu un fort taux d’abstention, personne n’avait, à l’époque, condamné les modalités de son élection. Tout le monde avait constaté que ces élections s’étaient tenues correctement du point de vue politique et juridique. De ce cas précis, on peut considérer que l’intervention militaire constitue une infraction de l’État de droit. Tous ceux qui nous expliquent doctement que la situation devenait très compliquée et incontrôlable, ceux-là ne nous ferons pas croire qu’il ne s’agit pas là d’un coup d’État, du point de vue démocratique. Certes, la situation est très complexe car nous sommes dans un processus révolutionnaire. Il y a des logiques d’accélération, des périodes de recul de la situation politique. Les manifestations de dimanche dernier indiquaient assez clairement qu’une partie de la population est mécontente et insatisfaite du gouvernement Morsi, mais il a été élu. Ce coup d’État est tout à fait condamnable.


La pression de la rue est-elle la principale raison ayant poussé l’armée à renverser Morsi ? Ou y avait-elle des intérêts autres ? Lesquels ?



L’armée égyptienne a, de son point de vue, bien joué politiquement. Si on reprend les évènements de ces derniers jours, il faut considérer la campagne de pétition pour la démission de Morsi. Pour ses initiateurs, cela relève du génie politique : grâce à cette pétition, ils ont réussi à organiser le mécontentement d’une partie de la population sur un axe clair : Morsi démission. Ce mouvement assez nouveau dans la situation politique égyptienne puisque jusqu’alors, tous les mouvements d’opposition étaient très divisés et ne parvenaient pas à unifier leur contestation. D’autre part, il y a eu l’organisation de ces manifestations spectaculaires, dimanche dernier, où l’armée a profité de ce mouvement de contestation pour faire pression contre le gouvernement de Mohamed Morsi et les Frères musulmans. Je pense que dans un premier temps, l’armée pensait pouvoir aboutir à un compromis avec les Frères musulmans, en s’aidant de la pression de la rue. L’organisation islamique et Morsi lui-même, refusant toute possibilité de compromis, l’armée a appliqué l’ultimatum de 48h. Les officiers craignaient que leur incapacité de négocier avec Morsi ne ravivent encore plus le mouvement, qui était déjà très spectaculaire. C’est pour cela qu’ils se sont présentés comme un recours, en tous cas ils se présentent comme tel, et qu’à cause du refus de Morsi, elle a elle-même radicalisé sa position. Mais je peux aussi comprendre que Morsi ait refusé cet ultimatum puisqu’il a été élu. Mais il a raisonné comme si la situation était parfaitement calme. Comme disait l’éditorial du Monde du 4 juillet dernier, l’Égypte était encore loin d’être une démocratie à la scandinave. Nous sommes dans une période révolutionnaire depuis plus de deux ans, et Morsi a eu raison de s’appuyer sur les catégories juridiques, mais ça ne suffit pas. De ce point de vue-là, il a à mon avis commis une erreur. Il aurait dû accepter un forme de compromis : rester en place mais changer son gouvernement en acceptant un gouvernement de technocrates. Une des limites des Frères musulmans en Égypte est de ne pas comprendre les évolutions rapides de la situation. L’armée n’a pas transigé car elle avait peur de perdre le contrôle de la situation. Or, l’armée égyptienne a une spécificité : c’est qu’elle a un lien très fort avec le secteur économique. Elle a de considérables intérêts financiers en jeu et cela explique que le désordre de lui fasse peur plus que tout. Il fallait stopper ce mouvement de contestation qui prenait de l’ampleur, d’où ce coup d’État.


Et en quoi ses intérêts recoupent-ils ou pas les attentes des Égyptiens ?



La situation économique est très profondément dégradée : tous les indicateurs macroéconomiques sont au rouge et la vie quotidienne des Égyptiens s’est considérablement aggravée : les transports dans les grandes villes, les systèmes de santé, les écoles, les coupures d’électricité, les mauvais ravitaillements en essence pour les véhicules… Tout cela est tragique. Les intérêts économiques des officiers et cadres supérieurs de l’armée, c’est de faire du business et engranger des bénéfices. Leurs intérêts sont contraires à ceux de la population ! C’est tout à fait paradoxal et ceux qui acclamaient l’armée dimanche dernier, place Tahrir, vont déchanter très rapidement. L’armée est strictement incapable de redresser la situation économique puisque ses intérêts ne sont les mêmes que ceux de la population.


Les attentes des Égyptiens dans leur ensemble sont-elles d’ailleurs celles des manifestants de la place Tahrir ?



Quand j’écoutais les commentaires sur les chaînes d’informations, après que le général al-Sissi ait fait son discours et qu’il ait officiellement banni Morsi, il y a tout de suite eu une explosion de joie, des feux d’artifices, des rayons laser sur la place Tahrir… Les journalistes et "experts" analysaient par "nous voyons la société civile égyptienne se réjouir". C’est totalement absurde de raisonner ainsi : il est vrai qu’une partie de la population se réjouissait, mais il y a une autre partie de la population, et comme par hasard, il n’y en avait pas d’images, qui elle était extrêmement mécontente. Cette partie soutenait et continue à soutenir le président Morsi ! Même si certains s’en sont désolidarisés parce que son bilan politique est mauvais, une partie reste pour le gouvernement Morsi.


D’autre part, il faut savoir que la seule force politique et organisée du pays demeure celle des Frères musulmans. J’ai bien constaté qu’il y avait eu de nombreuses arrestations de cadres des Frères musulmans et qu’il y avait une liste des 300 membres recherchés par la police, mais cette part de la population continue de les soutenir. A tort ou à raison.


Désormais, la balle est dans le camp de ceux qui étaient dans l’opposition jusqu’à mardi dernier : ceux qui sont derrière El-Baradei du Front du Salut National. Qu’ils s’unissent et créé une plateforme politique pour être capable de rivaliser avec les Frères musulmans lors des prochaines élections. C’est un véritable défi à ces forces dites de gauche et laïques. J’espère qu’il y aura des élections libres très prochainement et nous verrons bien qui remporte la victoire. Si les Frères musulmans peuvent se présenter librement, je pense qu’il y aura de nouvelles surprises !

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