Comprendre le « réveil » arabe
Derrière la guerre civile en Syrie, le coup d’État militaire en Égypte, le chaos en Libye, la crise politique et sociale en Tunisie… de quoi le "réveil" arabe est-il le nom? L’analyse descriptive et statique du mouvement insurrectionnel qui a traversé le monde arabe en 2011 ne permet pas d’en dégager le sens profond: une mise en perspective s’impose.
La qualification de phénomènes politiques constitue en soi un enjeu de pouvoir: celui de nommer les choses et d’en imposer la signification. Alors que le mot "thawra" (révolte, rébellion, révolution) s’est imposé parmi les manifestants et autres insurgés, en France, l’idée d’un "printemps arabe" s’est imposée dans le discours politico-médiatique. Toutefois, l’analogie (commode mais infondée) avec le "Printemps des peuples" européens en 1848 témoigne du réflexe qui consiste à plaquer une grille de lecture occidentalo-centrée sur un phénomène complexe, alliant le particulier et l’universel.
On retrouve les signes de cette même paresse intellectuelle à travers l’utilisation de la notion de "laïcité" ou de "partis laïcs" pour tenter d’expliciter la reconfiguration des systèmes politiques nationaux, réduits ainsi à une opposition schématique, binaire, manichéenne, entre les "progressistes" et les "islamistes", prolongement d’une vision morale du Bien et du Mal. Ces analyses réductrices -car fondées sur le seul prisme islamiste- sont à l’origine de sortes de labels idéologiques: "hiver islamiste", "islamofascisme"…. Il est remarquable que de telles expressions aient fait florès dans les commentaires politiques et médiatiques portant sur le monde arabe ou sur … la société française.
Bien que s’inscrivant dans un espace géoculturel commun (le monde arabe), la singularité et le caractère sui generis de ces bouleversements rendent délicate toute qualification englobante. Même si la dynamique est globale (et donc transnationale), son analyse relève de la casuistique et doit donc se décliner État par État, société par société. En cela, l’échelon national offre un niveau d’analyse pertinent pour des sociétés marquées par d’irréductibles particularismes économiques, sociaux, communautaires, tribaux, religieux, etc. A l’image du monde arabe, le "réveil" de ses peuples n’est ni homogène, ni univoque: non seulement les processus enclenchés au niveau national et transnational ne sont pas linéaires, mais leur rythme et leur intensité sont très variables.
Les chutes successives de Ben Ali, de Moubarak, de Kadhafi et d’Abdallah Saleh ont donné l’illusion d’un "effet domino" par lequel les régimes autocratiques s’effondreraient les uns après les autres. Héritée du mouvement qui a balayé les régimes communistes d’Europe de l’Est, cette image mécaniste ne se vérifie nullement.
Près de trois ans après la révolution tunisienne, les perspectives ouvertes par son onde de choc dans le monde arabe se heurtent à des impasses et résistances politiques relevant de logiques contradictoires, de la contre-révolution à la révolution permanente. Si la démocratie relève du champ des possibles, sa voie d’accès demeure étroite et sa pratique suppose une longue acculturation. La démocratie ne se décrète ni ne s’impose par la force. Les États-Unis l’ont appris aux dépens du peuple irakien.
Enfin, la signification essentielle de cette séquence historique est de nature immatérielle: le "mur de la peur" qu’inspiraient les pouvoirs autoritaires a chuté. Le "réveil arabe" est une prise de conscience individuelle et collective de la capacité des citoyens/peuples à (re)prendre leur destin en main. Une capacité qui écorne passablement la condition d’assujetti à laquelle les cantonnait un regard essentialiste. Les peuples ont transcendé leur peur du Léviathan et ont pris conscience de leur pouvoir souverain.
Passé ce mur de la peur, la question posée est celle du destin commun : au regard des clivages politiques, religieux, communautaires, tribaux et des intérêts particuliers, les régimes en place sont confrontés à leur propre capacité à redéfinir l’unité/l’intérêt national(e) au-delà des systèmes ou modèles de l’autoritarisme laïc et de l’islamisme politique. Les nouveaux régimes arabes ont-ils vocation à s’inscrire dans le moule universel de la "démocratie de marché" censé marquer la fin de l’histoire ?