ANALYSES

«La profonde onde de choc qui secoue le monde arabe connaîtra des répliques révolutionnaires et contre-révolutionnaires»

Presse
1 novembre 2013

Tension, changement, révolution et évolution le monde arabe est au cœur des problématiques contemporaines. El Watan Week-end décortique, avec Nabli Béligh, sa composante. 


Peut-on parler d’«un» monde arabe ?



Derrière «le» monde arabe, des sociétés différenciées et des Etats souverains se côtoient avec leurs histoires particulières et leurs intérêts propres, voire contradictoires. Au-delà de la dualité Maghreb/Machrek (simpliste à maints égards), lemonde arabe est traversé par des frontières juridiques, des déséquilibres territoriaux, des disparités (interétatiques et intra-étatiques) extrêmes sur les plans économique et social (sources d’un ressentiment populaire à l’encontre de pays riches du Golfe ne jouant pas la carte de la solidarité interarabe), des dynamiques politiques contrastées (outre la coexistence de républiques et de monarchies, les régimes sont déstabilisés par un souffle populaire né en 2011), une transition démographique accélérée, des lignes de fractures géopolitiques et internes (entre tribus, communautés, minorités religieuses, linguistiques). En outre, il convient de se départir de la traditionnelle approche binaire du monde arabe : deux visages, l’un maghrébin, l’autre oriental, qui refléteraient grosso modo l’opposition «Maghreb (le Couchant)/Machrek (le Levant)». En réalité, le monde arabe est morcelé en sous-ensembles historico-culturels et géopolitiques. Privé de véritable leadership ou d’«Etat phare», le monde arabe est un monde multipolaire structuré autour de sous-ensembles plus ou moins homogènes et interdépendants. Le patrimoine linguistique et historico-culturel commun n’exclut donc pas la diversité, loin s’en faut.


C’est-à-dire ?



Le monde arabe est un monde de communautés, de cultures, de religions. De manière significative, la donne linguistique, a priori vecteur d’unité, n’échappe pas à ce pluralisme. Non seulement l’arabe littéraire n’est pas maîtrisé par tous les Arabes, mais il n’est pas la langue maternelle ou parlée au quotidien par ces derniers. Les Arabes s’expriment oralement dans un arabe dialectal en usage dans leurs sociétés respectives (et plus ou moins compréhensible par les autres Arabes) qui contribue à l’enrichissement du patrimoine culturel commun. Autrement dit, l’unicité de la langue arabe (au moins dans l’écriture) n’efface pas les divers parlers ou dialectes arabes. De surcroît, la dichotomie entre l’arabe littéraire et dialectal est dépassée par le développement de l’usage d’une «langue mêlée» appelée «arabe médian ou moyen» (notamment grâce aux médias) et permet un rapprochement entre arabe littéraire et dialectes arabes, favorisant ainsi «l’intercompréhension», selon l’expression de Georgine Ayoub.


Qu’en est-il de ce que vous appelez le «réveil arabe» ?



La puissante onde de choc de la révolution tunisienne a provoqué une vague de contestations populaires de nature et d’intensité variables. Des régimes d’une stabilité et d’une longévité exceptionnelles sont tombés ou se trouvent déstabilisés par des manifestations, soulèvements, insurrections, révoltes populaires susceptibles de basculer dans la guerre civile. Ces «réveils» («sahwa») inaugurent ce début de XXIe siècle en ouvrant des perspectives nouvelles pour des Arabes engagés dans un processus historiques complexe. L’analyse de cette dynamique demeure délicate. La schématisation est tentante. Ainsi, la chute successive de Ben Ali, Moubarak, Kadhafi et Abdallah Saleh donne l’impression d’un «effet dominos» par lequel les régimes autocratiques s’effondrent les uns après les autres et entrent en démocratie. Cependant, l’image mécaniste d’une «contagion» inexorable, héritée du mouvement qui a balayé les régimes communistes d’Europe de l’Est, est illusoire. Entre imprévisions et improvisations, le désenchantement démocratique guette les peuples qui ont pris leur destin en main. La remise en cause de l’ordre établi a un coût économique et social : d’un côté une inflation et un chômage en forte hausse, de l’autre, des investissements privés (nationaux et étrangers) dissuadés par l’instabilité sociale et politique. Ce coût est d’autant plus mal vécu que les soulèvements populaires étaient en partie mus par une volonté d’améliorer les conditions de vie. Si la prudence est de mise, le «réveil arabe» est une rupture systémique. Le monde arabe est en phase de mutation, grâce à une dynamique à la fois interne et transnationale à l’origine de l’avènement d’un nouveau paradigme. Un point de non-retour a été franchi dans la plupart des sociétés du monde arabe. La profonde onde de choc qui secoue le monde arabe se poursuit, s’approfondit et connaîtra des répliques révolutionnaires et contre-révolutionnaires. La question du pouvoir est renouvelée dans un monde arabe confronté au spectre de la dérive autoritaire de nouveaux régimes islamistes. De manière plus prosaïque, c’est aussi la question du renouvellement de l’élite politique, militaire, administrative, judiciaire et policière qui est posée aux nouveaux régimes. Si le «réveil arabe» confirme la complexité et la diversité des clivages territoriaux, sociaux, religieux qui structurent le monde arabe, la signification essentielle de cette séquence historique est de nature immatérielle : la chute du «mur de la peur» (de la violence) qu’inspirait le pouvoir autoritaire. Les événements de ce début du XXIe siècle affectent non seulement des éléments structurels d’ordre interne et géopolitique, mais cette séquence historique est d’ores et déjà ancrée dans la conscience collective des peuples arabes. Et l’image qu’ils ont d’eux-mêmes. Recouvrer la dignité passe par le regard que l’on porte sur soi. Le «réveil arabe» consiste aussi en cela : les peuples ont fait montre d’une volonté qui écorne passablement l’image essentialiste qui les vouait à la soumission et au fatalisme. Ce réveil est la prise de conscience de leur pouvoir souverain : ils redeviennent maîtres de leur destin. Le regard culturaliste et la doctrine du choc des civilisations se trouvent durablement invalidés par l’existence d’Arabes inspirés et mus par des valeurs universelles telles que la liberté individuelle, la dignité humaine et la justice sociale. Les forces islamistes tentées par l’islamisation des sociétés arabes risquent de l’apprendre à leurs dépens. Plutôt que de comparer les mobilisations des peuples arabes à des précédents européens, il serait plus pertinent de les inscrire dans l’histoire des mouvements de Renaissance («Nahda») arabe de la fin du XIXe siècle, à la double différence près qu’elles n’ont pas été le fait d’une élite (mais des forces populaires) et que les chrétiens d’Orient sont loin d’incarner l’avant-garde de cette vague révolutionnaire (ils demeurent au contraire en retrait). Une autre analogie s’impose : celle des libérations nationales qui ont jalonné le XXe siècle (les soulèvements de 2011 sont souvent vécus comme des sortes de déclaration d’indépendance vis-à-vis d’ennemis de l’intérieur). En outre, l’histoire contemporaine du monde arabe a déjà connu des soulèvements populaires, comme au Liban, en 2005, contre l’occupation du pays par les troupes syriennes et leur retrait effectif. Même s’il ne s’agissait pas d’un peuple arabe, les manifestations massives qui ont contesté le résultat officiel de l’élection présidentielle iranienne en juin 2009 ont pu frapper les esprits des futurs manifestants tunisiens, égyptiens… Enfin, la conscience et l’imaginaire collectifs de ces acteurs étaient forcément imprégnés par la résistance du peuple palestinien dans les territoires occupés, puissant symbole du désir de recouvrer la dignité. Rappelons ici qu’«intifadha» signifie «soulèvement» ou «révolte»… 


Justement, la Palestine représente-t-elle encore une «cause arabe» ?



Le sort du peuple palestinien lie les peuples arabes, pour lesquels la «question palestinienne» est une question grave, voire existentielle. Les épisodes de la «Nakba» («désastre» ou «grande catastrophe» de l’exode de 1948) et de la «Naksa» («grande humiliation» suite à la défaite arabe en 1967, qui a abouti notamment à l’occupation de Jérusalem-Est) habitent encore les consciences. Ce lien entre les peuples arabes et la «cause palestinienne» ne saurait masquer les turpitudes et ambivalences de leurs dirigeants. Les professions de foi pro-palestiniennes des discours officiels ne résistent pas à la realpolitik. L’unité panarabe au nom de la «cause palestinienne» est plus rhétorique que réelle. Ainsi, les régimes autocratiques n’ont pas hésité à l’instrumentaliser dans leur confrontation avec Israël, pour asseoir leur leadership régional ou renforcer leur légitimité interne. L’absence ou l’inefficacité de la solidarité arabe a nourri le sentiment d’abandon des Palestiniens (exprimé par cette interpellation populaire : «Wen Al ‘Arab ?», où sont les Arabes ?). Ce sentiment remonte aux guerres israélo-arabes de 1948 et de 1967, mais il est ravivé en permanence par les difficultés d’une vie quotidienne soumise aux dispositifs coloniaux et sécuritaires israéliens. Pis, les Palestiniens ont été victimes de massacres – en Jordanie («Septembre noir», 1970) et à «Sabra et Chatila» au Liban (1982), perpétrés par des soldats ou miliciens arabes. Ils ont été l’objet d’expulsions de pays arabes (du Golfe en 1991, de Libye en 1995). Leur simple présence dans des pays arabes, comme réfugiés (Liban, Syrie, Jordanie) ou immigrés (dans les pays du Golfe), pèse encore aujourd’hui sur les équilibres démographiques, politiques et sociaux de sociétés arabes dans lesquelles ils sont soumis à un régime juridique plus ou moins discriminatoire (à l’exception de la Jordanie). La question palestinienne a émergé sous les effets conjugués du démembrement de l’Empire ottoman, de la lutte contre l’impérialisme britannique et de la montée en puissance des nationalismes juif et arabe. Le sionisme a abouti à la création de l’Etat d’Israël en 1948, tandis que le nationalisme arabe a failli en Palestine. Face aux divisions intra-arabes et au déclin du panarabisme (à la suite de la défaite de la guerre des Six jours, en 1967), le mouvement national palestinien s’est replié sur sa principale ressource : son peuple. Son autodétermination et la création d’un Etat palestinien viable, souverain et indépendant, demeurent aussi légitimes qu’improbables, au regard d’une triple atomisation : le peuple est disséminé dans un espace discontinu, fragmenté et régi par des forces politiques antagonistes. L’Etat palestinien est impensable tant qu’Israël poursuivra sa politique coloniale et n’admettra pas de négocier les trois points fondamentaux suivants : le retour aux frontières de 1967 aménagé par des échanges de territoires, le partage de Jérusalem et une solution négociée sur la question des réfugiés de 1948.


Quel regard portez-vous sur l’Algérie ?



Malgré la présence et l’activisme de groupes djihadistes sur le territoire algérien, le pays connaît une forme de stabilisation. Celle-ci ne saurait masquer une tension sociale permanente entretenue par un chômage structurel qui frappe une jeunesse en proie au désespoir et à la frustration. Une jeunesse qui ne s’est pas lancée dans l’aventure révolutionnaire à la suite du soulèvement du peuple tunisien, malgré des troubles sociaux et une série d’immolations en janvier 2011. Le souvenir traumatique de la «décennie noire», le désarroi général et la déliquescence des partis politiques d’opposition ont permis au régime de maintenir le statu quo. Animé par une colère sourde, le peuple algérien s’exaspère de la mainmise sur les richesses du pays par une minorité. Un pays riche de sa jeunesse et de ses ressources gazières (155 milliards d’euros de réserves de changes accumulées en 2013), mais gangrené par la corruption et de profondes inégalités sociales et territoriales.

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