UE-Ukraine : « Moscou a remporté une nouvelle bataille géopolitique »
Arnaud Dubien : Non, il n’y a pas de rupture entre l’UE et Kiev, mais un coup d’arrêt au processus politique qui était censé conduire à la signature de l’accord d’association. L’Ukraine entrant en campagne électorale (les présidentielles sont prévues au printemps 2015), le sujet ne resurgira sans doute pas avant deux ans.
En faisant de la libération de l’ancien premier ministre Ioulia Timochenko une condition du rapprochement, l’Union européenne croyait naïvement que ce qu’elle perçoit comme l’intérêt national de l’Ukraine prévaudrait sur des considérations de politique intérieure. Elle se trompait. Prendre le risque de libérer Ioulia Timochenko a été considéré par Viktor Ianoukovitch comme moins acceptable qu’une reculade diplomatique pourtant désastreuse au plan symbolique.
On peut d’ores et déjà tirer quelques enseignements de cette nouvelle "bataille pour l’Ukraine". Le premier est que la Russie, cinq ans après avoir stoppé l’élargissement de l’OTAN en ex-URSS (d’abord par la voie diplomatique lors du sommet de Bucarest en avril 2008, puis grâce à sa victoire militaire sur la Géorgie de Saakachvili quatre mois plus tard), vient sûrement de geler la progression de l’UE dans la zone. Elle le fait par sa capacité de nuisance plus que par sa faculté d’attraction, mais le résultat est là.
Le deuxième est que l’Union européenne, qui avait su s’imposer comme un acteur central lors de la "Révolution orange" de la fin 2004, a présumé de son influence. La stratégie (implicite) d’endiguement de la Russie promue par la présidence lituanienne et la Commission a échoué. Seule une politique réaliste, incluant la Russie, peut réussir et contribuer à une véritable réunification du continent.
A Kiev, l’opposition crie à la trahison. Le pouvoir met quant à lui l’accent sur la nécessité de rétablir les échanges commerciaux avec la Russie et les pays de la Communauté des Etats indépendants (CEI), qui ont baissé de 25 % ces derniers mois. A Moscou, naturellement, on triomphe. Il faut dire que l’automne 2013 aura été particulièrement faste pour la diplomatie russe. Deux mois après son coup de maître dans le dossier syrien, le Kremlin vient en effet de remporter une nouvelle bataille géopolitique de premier plan. L’imbroglio ukrainien va conforter l’image d’une Russie de nouveau puissante sur la scène internationale. Depuis l’effondrement de l’URSS, un singulier aveuglement a conduit nombre de dirigeants occidentaux à considérer Moscou comme quantité négligeable. Un effet d’optique inverse est peut-être à l’œuvre.
C’est probable, mais je doute que Viktor Ianoukovitch prenne ce risque. La Russie l’a emporté, c’est n’est que provisoirement et partiellement. Rien ne dit qu’en 2015, Ianoukovitch réélu ou un nouveau président ukrainien issu de l’opposition ne chercheront pas de nouveau à se rapprocher institutionnellement de l’Union européenne. Le scénario le plus vraisemblable est que la Russie achète très cher, au cours des semaines à venir, le choix de Viktor Ianoukovitch. Sans garantie sur la durée.
Les choses sont naturellement plus complexes. L’Ukraine est un pays très morcelé, aux identités multiples, et qui ne peut effectuer de choix tranché, que ce soit en faveur de l’Occident ou de la Russie. L’une des erreurs de Bruxelles a été de lui demander de le faire et de tourner de fait le dos à la Russie, une option suicidaire pour le pays. Les oligarques ukrainiens restent très méfiants vis-à-vis de leurs confrères russes, et le clan Ianoukovitch – pas plus que le président Loukachenko – ne sont près à devenir des gouverneurs de provinces russes. En d’autres termes, Moscou a remporté une importante bataille, mais l’histoire ukrainienne ne s’arrête pas là.
Probablement, mais ce n’est pas lié à ce qui s’est passé à Kiev. La "fatigue de l’élargissement", perceptible depuis 2005 et l’échec des référendums en France et aux Pays-Bas, pèse plus lourd.