ANALYSES

Drones civils, le décollage

Presse
5 décembre 2013

« A cause des restrictions actuelles de l’espace aérien [américain], l’utilisation civile des drones a été extrêmement limitée. [Même si] les drones sont déjà utilisés dans une variété d’applications », selon l’étude de l’Association internationale pour les systèmes de véhicule sans pilote (AUVSI), parue en mars 2013 (2). Cette dernière estime que l’agriculture de précision et la sécurité publique représenteront 90 % des usages dans les années à venir. Les véhicules aériens sans pilotes — unmanned aerial vehicles, UAV — comme les appellent les Américains, aideront à surveiller les cultures et à répartir les pesticides, améliorant le rendement, et réduisant la quantité totale de produits vaporisés.


Dans le domaine de la sécurité publique, ils peuvent seconder la police et les pompiers sur les scènes de crime ou d’incendie. Le FBI, la police fédérale américaine, en a d’ailleurs confirmé l’utilisation, limitée, sur le sol américain (3). Les drones apporteront également une aide précieuse dans la gestion des catastrophes et la cartographie des feux de forêt. Ils joueront aussi un rôle clé dans la couverture de l’actualité à la télévision, les événements sportifs et le tournage de films. Ou encore dans l’exploration gazière et pétrolière.


La multiplication des usages suscite de nombreuses inquiétudes dont celles des atteintes à la vie privée. « Les drones sont capables d’intercepter des messages sur les réseaux Wifi, de suivre simultanément soixante-cinq personnes, ou d’identifier la marque d’un carton de lait à plus de dix-huit mille mètres d’altitude » prévient l’organisation de défense des droits sur Internet, Electronic Frontier Foundation (EFF) (4). Elle indique que « les douanes américaines utilisent déjà des drones pour surveiller les frontières nord et sud du pays, mais leurs appareils, équipés de caméras infrarouge ou de radars, servent parfois à la police locale », les détournant de l’usage prévu initialement…


« Des règles doivent être mises en place pour s’assurer que nous pouvons profiter des avantages de cette nouvelle technologie sans nous rapprocher d’une “société de surveillance”, dans laquelle chacun de nos gestes est surveillé, suivi, enregistré et examiné par le gouvernement », exige de son côté l’association de défense des libertés privées (American Civil Liberties Union, ACLU) (5). Et de préciser : « L’année dernière, quarante-deux États ont examiné quatre-vingt seize projets de loi relatifs aux drones domestiques, la grande majorité liés à la vie privée  (6) ». Ainsi, certains d’entre eux interdisent dans leur législation l’armement des drones (Géorgie, Illinois, Massachusetts, Montana, New Hampshire, Oklahoma et le Dakota du Nord) (7). D’autres prévoient explicitement une protection spéciale de la surveillance aérienne pour les agriculteurs ou les éleveurs (Etats ruraux comme l’Idaho et le Missouri).


En fait, les considérations économiques devraient de l’emporter sur le reste. « Les défenseurs de la confidentialité reconnaissent les nombreuses utilisations avantageuses des drones. Ainsi dans le comté de Mesa, Colorado [le comté est un pionnier aux Etats-Unis dans l’utilisation des drones], par exemple, une enquête annuelle sur les décharges coûte environ 10 000 dollars avec un avion piloté. Le comté a récemment effectué la même enquête en utilisant un drone pour seulement 200 dollars. », rapporte le Huffington Post (8). Les drones peuvent remplir une variété quasiment infinie de tâches à des coûts nettement plus faibles que les avions classiques.


Toutefois leur utilisation n’est pas non plus sans poser des problèmes techniques. Ainsi ils se révèlent moins sûrs qu’on ne le pense. En l’état actuel, ils ne sont pas capables d’éviter d’autres objets volant à basse altitude, d’où un risque de collision important, soulignait en septembre 2012 un rapport du Congrès américain (9). Ils pourraient être assez facilement piratés (10), et donc détournés de leur mission par des groupes ou des Etats hostiles. Actuellement, les constructeurs travaillent sur les technologies de détection et d’évitement (« sense and avoid ») pour régler les problèmes de collision.


C’est donc aux Etats-Unis que les perspectives commerciales sont les plus prometteuses. Selon Teal Group, ils représenteront 77 % du marché mondial sur la période 2011-2020. Le Congrès a imposé une totale ouverture de l’espace aérien américain pour octobre 2015. D’ici à 5 ans, sept mille cinq cent drones envahiront le ciel, selon l’Agence fédérale de l’aviation (FAA) qui a dévoilé le 7 novembre 2013 un plan réglementaire (11). Son administrateur Michael Huerta, précise que l’Agence va mettre en place six centres à travers le pays pour tester les opérateurs de drones.


Au niveau mondial, le cabinet Teal Group chiffre à 89 milliards de dollars le potentiel du marché civil et militaire sur la période 2013-2022 (12). Comme pour les engins militaires, l’Europe est à la traîne. En France, l’utilisation des drones est désormais encadrée par l’arrêté du 11 avril 2012 de la Direction générale de l’aviation civile (DGAC). « La philosophie de ce dispositif, qui s’inspire de la réglementation de l’aéromodélisme, est de ne pas établir des règles trop contraignantes dans un premier temps, ceci pour des usages qui ne présentent que des risques limités », souligne le Sénat (13). L’arrêté exclut les appareils de plus de 150 kilos et envisage plusieurs scénarios selon les usages.


Sur le vol automatique, « la loi fait allusion à cette pratique, ne prévoit aucune disposition. Ainsi à l’heure actuelle l’évolution de ces appareils reste donc encore limitée. Il convient de préciser que cette réglementation est une réglementation “civile” et ne concerne pas les appareils militaires (14)  », indique le site spécialisé Frenchdrone. Quant au vol de nuit, « ils sont pour l’heure interdits, sauf pour le cas des aérostats captifs ». La société Fly-n-Sense, une entreprise installée à Mérignac en Gironde — où est installée la première zone européenne d’essais en vol — fait figure de pionnière, en recevant une autorisation de vol par le DGAC pour aider les pompiers des Landes dans la lutte contre les incendies, ou les viticulteurs pour la surveillance sanitaire des vignes.


Pour l’instant, le marché est très limité, explique M. François Baffou, directeur de Bordeaux Technowest, qui organise depuis 2010, le salon international du drone civil, l’UAV Show Europe. « Les sociétés ayant déposé un MAP (« Manuel d’activités particulières ») qui leur donne le droit d’opérer sur le territoire français sont deux cent vingt en France » dit-il. Quatorze constructeurs ont enregistré les engins qu’ils conçoivent. Quelques sociétés et une région, l’Aquitaine, se distinguent déjà. Le Sud-Ouest accueille l’UAV Show Europe, dont le prochain se déroulera en 2014, et plusieurs sociétés comme Fly-n-Sense dont le chiffre d’affaires approchait seulement des 250 000 euros en 2012. Son directeur exécutif, Eric Spampinato, souligne que « fabriquer un drone est à la portée de tout le monde. Ce qui compte, c’est de développer des solutions clés en main pour les appliquer à des domaines précis, en fonction des besoins du client. » Avec un chiffre d’affaires de 200 000 euros en 2012, la start-up vise le million d’euros pour 2013 » (15). Chez Ateos, à Pessac en Gironde, qui met en réseau jeunes entreprises, laboratoires et plus grands groupes, sous la houlette du groupe Thalès, on estime que, « du fait d’une sophistication accélérée, le chiffre d’affaires du marché des petits drones sera multiplié par 50 au cours des prochaines années, et par 500 lorsqu’apparaîtront les drones civils de grande taille (16)  ».


De son côté, Delta Drone voit des opportunités dans six secteurs, dont l’agriculture. « Les positions GPS collectées par les drones sont transmises aux tracteurs qui sont ultra-sophistiqués dans ces grandes fermes et se rendent directement sur la parcelle. Cela permet d’optimiser les rendements de ces parcelles grâce à des données minutieuses », indique M. Frédéric Serre, le cofondateur de la société. D’autant que le « drone n’est pas comme le satellite limité par le mauvais temps ou par la révolution du satellite dans l’espace ». Selon la Fédération professionnelle du drone civil (FPDC), créée 1er juillet dernier, six secteurs figurent pari les grands utilisateurs : l’agriculture de précision mais aussi les réseaux de transports et d’énergie, la construction, les mines et les carrières, la surveillance d’urgence et la surveillance de sites sensibles (17). Devraient apparaître de nouveaux métiers, touchant par exemple au télépilotage ou aux techniques embarquées sur les drones.


« L’Europe accuse un sérieux retard sur ce secteur. La dynamique est bien présente et les drones de plus en plus populaires mais tous les états ne sont pas encore prêts à les laisser s’envoler (seuls quatorze de ses vingt-huit Etats membres ont une réglementation spécifique) », indique Eurocontrol, l’organisation européenne pour la sécurité de la navigation aérienne (18). Un groupe de travail sur les systèmes aériens pilotés à distance de la Commission européenne a présenté le 20 juin 2013 une feuille de route, pour l’intégration des drones dans l’espace aérien civil à partir de 2016. Mais la baisse des budgets européens, l’absence de législation harmonisée et commune peuvent entraver la croissance. Et on peut se demander si l’Europe ne va pas se laisser distancer par les Etats-Unis dans ce domaine stratégique. « On peut le craindre au vu du retard pris dans ce domaine, d’après une récente étude d’Eurocontrol sur les prévisions de trafic aérien à 20 ans. L’organisme en charge de la gestion du ciel européen, estime que 600 drones civils seront présents dans l’espace aérien européen en 2020, contre plus de 10 000 attendus dans le ciel américain d’ici à cinq ans, selon un récent rapport de l’Aviation civile américaine », soulignent Les Echos  (19). Et de rappeler que si « Delta Drone a réussi à lever 3 millions en faisant son entrée [en Bourse en juin] sur Alternext. Aux Etats-Unis, 5 milliards de dollars seraient investis chaque année sur le marché des drones ».


Dès lors et compte tenu du fait que « les gains de productivité importants que l’on peut escompter d’une généralisation de l’usage des drones en font une activité industrielle à ne pas négliger », le Sénat français esquisse trois pistes (20) pour favoriser son essor. « Un cadre réglementaire français et européen [doit être] rapidement établi pour asseoir le droit de cette activité et donner aux industriels européens une lisibilité de développement », assure t-il. Observant que « l’usage a d’abord été encouragé par les besoins militaires et supporté par la recherche militaire », il souligne qu’« il sera nécessaire d’encourager en France, et en Europe, un couplage entre les recherches civiles et militaires dans ce domaine ». Il propose enfin que le secteur soit : « éligible aux reliquats du Grand Emprunt (et éventuellement à toute rallonge qui serait dégagée par les pouvoirs publics) ». Une gageure en période de vaches maigres budgétaire.


(1) «  Amazon dévoile “Prime Air”, un futur système de livraison par drones  », LeMonde.fr, 2 décembre 2013. Lire aussi Jean-Baptiste Malet, «  Amazon, l’envers de l’écran  », Le Monde diplomatique, novembre 2013.


(2) «  The economic impact of unmanned aircraft systems integration in the United States  » (PDF), AUVSI, Arlington, mars 2013.


(3) «  Le FBI reconnaît l’usage de drones aux Etats-Unis  », Lemonde.fr, 20 juin 2013.


(4) «  Surveillance drones  », Electronic Frontier Foudation.


(5) Lire «  Domestic drones  », American Civil Liberties Union (ACLU).


(6)  Allie Bohm, «  The Year of the Drone : An Analysis of State Legislation Passed This Year  », 11 juillet 2013, ACLU.


(7)  Pour un état des lieux complet, Allie Bohm, «  Drone Legislation : What’s Being Proposed in the States  ?  », ACLU, 3 juin 2013.


(8)  Joan Lowy, «  Civilian drones come with both risk and reward  », Huffington Post, 30 mars 2013.


(9) Bart Elias, «  Pilotless Drones : Background and Considerations for Congress Regarding Unmanned Aircraft Operations in the National Airspace System  » (PDF), Congressional Research Service, 10 septembre 2012.


(10) Lee Dye, «   Drone Aircraft Hijacked by Students in Test  ; Could Iran Do It  ?  », 3 juillet 2012, ABC News.


(11) Kellan Howell, «  Invasion : 7,500 drones in U.S. airspace within 5 years, FAA warns  », The Washington Times, 7 novembre 2013.


(12) Rapport «  World Unmanned Aerial Vehicle Systems Market Profile and Forecast 2013 Edition  », Teal Group, Fairfax.


(13) «  Sur les perspectives d’évolution de l’aviation civile à l’horizon 2040 : préserver l’avance de la France et de l’Europe  », Rapport no 658 (2012-2013) de M. Roland Courteau, fait au nom de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, déposé le 12 juin 2013.


(14) «  Le cadre légal entourant les différents types de vol  », Frenchdrone.fr , 6 juillet 2013.


(15) Virginie de Rocquigny, «  Le marché des drones prend son envol  », L’Express, L’entreprise, 6 novembre 2013.


(16) Daniel Bastien, «  Comment les drones vont changer nos vies  », Les Echos, 4 septembre 2013.


(17) Etienne Portais, «  Prospective. 6 secteurs d’activité qui commencent à jouer avec les drones civils  », Maddyness, 17 juillet 2013.


(18) «  L’Eurocontrol précise l’activité régionale des UAV  », Frenchdrone.fr, 24 juillet 2013.


(19) Bruno Trevidic, «   Drones civils : l’Europe risque de rester à la traîne derrière les Etats-Unis  », Les Echos, 12 juillet 2013.


(20) Rapport de M. Roland Courteau, cité plus haut.

Sur la même thématique