Bangladesh: « Ces élections vont encore ajouter de l’huile sur le feu »
Les élections législatives se sont déroulées sous haute tension au Bangladesh dimanche 5 janvier, après l’appel de l’opposition à boycotter le scrutin. Les violences ont fait au moins 15 morts et des centaines de bureaux de vote ont été attaqués. Olivier Guillard est directeur de recherche Asie à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS).
Non, certainement pas. Ce dixième scrutin des législatives est certainement un des pires qui ait été convoqué depuis deux ou trois décennies dans ce pays. Vous avez le principal parti de l’opposition qui n’y participe pas, ses alliés d’une quinzaine ou une vingtaine d’autres petites formations plus modestes non plus.
Cette coalition avait les faveurs des sondages, donc déjà en soi, un vainqueur qui ne participe pas à des élections, ça fait un petit peu drôle. D’autant plus que le scrutin est clos depuis quelques temps désormais au Bangladesh et nous avons un taux de participation qui sera extrêmement bas.
Donc vous avez un environnement de violence fort, une grande partie de la population qui ne se prête pas au scrutin et l’opposition qui avait grosso modo dit que de toute façon ces élections avaient plutôt les traits d’une farce que d’autre chose. Il ne faut pas compter sur ces élections pour sortir le pays de cette impasse politique et sécuritaire. Au contraire, elles vont certainement ajouter davantage encore d’huile sur le feu.
Et lorsque l’on sait quel est le niveau de la gouvernance et du clientélisme dans ce pays, on peut craindre au contraire que les choses ne soient pas plus sereines demain qu’elles ne le sont aujourd’hui.
C’est tout à fait possible. D’ailleurs ce serait pratiquement normal, dans la mesure où ce pays, depuis le 26 novembre dernier, donc depuis un peu plus de cinq semaines, en est à sa sixième ou septième grève générale avec interdiction de se délacer pour les individus, pour les biens, pour les marchandises, pour les transports en commun. Donc on est déjà dans une situation qui est carrément « urgentesque ».
Aujourd’hui et hier, nous avons eu des centaines de bureaux de vote qui ont été attaqués, parfois par des centaines et des milliers d’individus qui s’opposaient à la tenue de ce scrutin. Donc l’Etat de droit est proche de zéro, s’il n’est pas déjà dans une logique négative. Donc imposer l’état d’urgence dans un contexte pareil n’aurait absolument rien d’aberrant.
Au contraire, ça permettrait peut-être d’essayer de faire baisser un petit peu la tension. Ce n’est pas pour autant que si l’état d’urgence était décrété que les partisans de l’opposition l’observeraient. Ce qui ajouterait peut-être, là encore aussi, un degré supplémentaire de violence et d’incertitude.
Au Bangladesh, depuis une petite vingtaine d’années, quand la démocratie essayait de prendre ses marques après une période militaire assez longue, nous avons à chaque fois eu une alternance politique à chaque fin de mandat. A savoir donc, une fois c’était le BNP qui est aujourd’hui dans l’opposition, la fois d’après, l’Awami League, qui y est au pouvoir aujourd’hui.
Et pour essayer de préparer des scrutins dans des atmosphères à peu près normales, équitables, libres et honnêtes, a été mis en place un système d’administration provisoire, donc neutre : un gouvernement intérimaire qui avait pour mission dans le trimestre précédent les élections de gérer les affaires courantes et d’organiser des élections normales, libres et honnêtes – si ce concept a un sens au Bangladesh.
Cette fois-ci, l’administration sortante de Madame Cheikh Hasina, a laissé entendre que pour elle, elle ne voyait pas l’intérêt de reproduire encore ce schéma d’un gouvernement intérimaire provisoire, qui avait pourtant fait ses preuves depuis une petite quinzaine ou vingtaine d’années.
Donc en fait, elle a tronqué les règles constitutionnelles. Elle n’a pas voulu se prêter au jeu, alors même que déjà on savait que son administration avait toutes les chances de ne pas survivre à un nouveau scrutin. Elle a biaisé les règles. Ça n’a pas plu à l’opposition qui ne demandait que cela de toute manière depuis dix-huit, si ce n’est pas vingt-quatre mois. D’où ce niveau de violence et de chaos aujourd’hui dans les rues de Dacca, de Chittagong et de Bogra.
Malheureusement, dans ce pays comme dans d’autres pays d’Asie du Sud – je pense notamment au Népal – la voix de la communauté internationale n’a aucun écho ou presque dans les capitales et la gestion des affaires strictement partisanes nationales prime sur tout intérêt national.
Donc, la communauté internationale gronde depuis un certain temps : l’Union européenne, Washington, Londres, d’autres grandes capitales asiatiques laissent entendre que le chaos perdure depuis maintenant plus de douze mois. Donc, c’est totalement intolérable, avec un bilan humain relativement élevé et déraisonnable pour un pays qui est en développement.
Quand on a les ordres de grandeur en tête, ça donne pratiquement froid dans le dos, sur un territoire qui est le quart de l’Hexagone, il y a deux fois plus d’habitants qu’en France, et tout ça dans une logique socio-économique extrêmement ténue. Bref, c’est un pays qui aurait besoin d’un peu de sérénité politique qu’il n’a pas depuis une petite vingtaine d’années et surtout depuis quatre ou cinq ans.
Donc malheureusement, la communauté internationale exhorte les autorités du BNP ou de l’Awami League au pouvoir à se prêter à un jeu normal, serein et non partisan. Ce qu’elles ne savent pas faire.
Donc, la communauté internationale fait beaucoup de bruit, mais son action n’a que peu d’effet. Alors même que la communauté internationale est assez généreuse, d’un point de vue assistance économique et financière. On a aujourd’hui toutes les marques de sa faible capacité à agir sur un gouvernement très partisan et extrêmement violent.
C’est une excellente observation. C’est vrai que dans cette vie politique au Bangladesh qui est très polarisée entre BNP et Awami League, entre pro-Indiens et disons, indosceptiques, aujourd’hui le gouvernement en place est plutôt pro-Indien. L’Inde, elle, se met largement en retrait depuis quelques mois et je pense que c’est une démarche intelligente.
Ça évite de donner un argument supplémentaire à l’opposition qui n’en manque pas. Delhi a appelé les deux « dames de fer » de la vie politique Bangladaise, à essayer d’être un peu moins partisanes et plus portées sur l’intérêt national. Mais visiblement au même titre que les Etats-Unis, les Nations unies ou la communauté internationale, personne n’est écouté à Dacca.
Bien entendu, la décision d’interdire il y a quelques mois ce parti islamiste de participer aux élections est très politique. Ce parti islamiste est proche du principal parti de l’opposition. C’est un parti qui était fondamentalement plutôt contre la création du Bangladesh. Rappelons-nous qu’avant de devenir un Bangladesh indépendant au début des années 1970 c’était la partie orientale du Pakistan.
Le Bangladesh est né dans la violence à l’issue d’une guerre civile qui a fait entre un et trois millions de morts, avec des pro-Indiens et des anti-Indiens notamment, avec des tendances islamisantes ou des tendances un peu plus modernistes. Les blessures de la création de cet Etat ne sont pas refermées, bien au contraire.
Cette dimension de sanction politique des leaders de ce parti islamiste qui a quand même pas mal de choses à se reprocher, – notamment des violences et des atrocités – et le fait que ces peines tombent quelques semaines ou quelques mois avant la fin du mandat de Madame Hasina, évidemment n’est pas anodin.