Une société française de toutes les défiances
Deux enquêtes d’opinion récentes tendent à montrer qu’au-delà de sa morosité et de son pessimisme, la société française est avant tout celle de toutes les défiances.
Le Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) vient de publier au mois de janvier deux enquêtes importantes qui permettent de palper quelque peu le pouls de la société française. La première est le Baromètre de confiance politique, qui existe depuis 2010. Elle est fondée sur une enquête qui a été réalisée par Opinion Way en novembre-décembre 2013 auprès de 1 803 personnes. La seconde s’intitule Fractures françaises. Elle s’appuie sur une enquête Ipsos réalisée en janvier 2014 auprès de 1 005 personnes. C’est sa seconde édition. Or, leurs résultats tendent à confirmer les différentes tendances que l’on peut observer ces dernières années en France, mais de façon encore plus accentuée.
Le Baromètre de confiance 2014 tend tout d’abord à montrer que la société française présente les traits d’une société « dépressive », Le Monde et Les Echos parlant d’ailleurs à ce propos dans leur édition respective du 13 janvier de « dépression collective ». En effet, les qualificatifs qui caractérisent le mieux l’état d’esprit actuel des Français sont la morosité (34 %), la lassitude (31 %), la méfiance (31 %), alors que la sérénité et le bien-être ne recueillent que respectivement 15 % et 14 %. Il est à noter que, depuis que ce baromètre existe, jamais la morosité et la peur n’ont été à un niveau aussi élevé et jamais la sérénité, le bien-être, la confiance et l’enthousiasme n’ont été à un niveau aussi faible. Autre symptôme désormais bien connu du pessimisme ambiant, 72 % des personnes interrogées estiment que les jeunes d’aujourd’hui auront moins de chances de réussir que leurs parents, soit le taux le plus élevée depuis que ce Baromètre existe. Cette « dépression collective » semble être en partie liée à un sentiment de déclin de la France. C’est ce que démontre en tout cas l’enquête sur les « fractures françaises » dans laquelle 90 % des Français sondés pensent que la puissance économique française a décliné ces dix dernières années, et 68 % partagent le même point de vue sur le rayonnement culturel français. Tout espoir n’est pas perdu pour autant à leurs yeux puisqu’ils sont malgré tout 65 % à estimer que ce déclin n’est pas irréversible.
La société française continue tout de même de se caractériser selon une formule désormais consacrée par un bonheur privé et un malheur public puisque 45 % des personnes interrogées dans le Baromètre 2014 estiment que leur vie correspond à leurs attentes (23 % pensent le contraire) et 43 % ont une image très positive d’eux-mêmes (16 % ne sont pas dans ce cas). On observe néanmoins depuis quelques années une nette baisse de l’optimisme des Français quant à leur avenir personnel : 45 % étaient optimistes dans le Baromètre 2010, contre seulement 34 % dans le Baromètre 2014. Le cocon familial fait également partie de ce repli sur son bonheur privé puisque la famille est très largement le groupe qui inspire le plus confiance.
La société française est également connue pour être une société de défiance. C’est ce qui ressort en tout cas nettement des deux enquêtes du Cevipof. Elle est une société dans laquelle il n’y a pas de confiance spontanée vis-à-vis des personnes que l’on ne connaît pas et notamment des personnes d’une religion ou d’une nationalité différentes de la nôtre. Ainsi, 75 % des personnes interrogées dans le Baromètre 2014 estiment que l’on n’est jamais assez prudent quand on a affaire aux autres, contre 24 % qui pensent le contraire. Ce sentiment est d’ailleurs en progression constante depuis le premier Baromètre 2010. De nombreux observateurs indiquent néanmoins qu’il s’agit-là d’une singularité française que l’on ne retrouve pas forcément dans d’autres pays.
L’enquête sur les « fractures françaises » tend à montrer que cette défiance vise en particulier les migrants et les personnes étrangères en France : pour 66 % des personnes interrogées, il y a trop d’étrangers en France, pour 62 %, aujourd’hui, on ne se sent plus chez soi comme avant, pour 59 %, les immigrés ne font pas d’effort pour s’intégrer en France et pour 54 %, le racisme anti-blanc est un phénomène assez répandu. Elle vise également les musulmans puisque pour 63 % des Français interrogés, la religion musulmane n’est pas compatible avec les valeurs de la société française, pour 74 %, la religion musulmane cherche à imposer son mode de fonctionnement aux autres, et pour 69 %, l’intégrisme religieux en France est un problème de plus en plus préoccupant.
La défiance vis-à-vis des politiques et des institutions représentatives (partis politiques, syndicats) apparaît aussi extrêmement prononcée. Elle atteint même un « record », selon Pascal Perrineau du Cevipof, cité dans Le Figaro le 13 janvier. Ainsi, selon le Baromètre 2014, les deux premiers sentiments que les personnes interrogées disent éprouver pour la politique sont la méfiance et le dégoût, dernier sentiment qui progresse très rapidement depuis deux ans. Jamais la confiance envers les partis politiques, mais aussi les syndicats, n’a été aussi faible dans ce Baromètre.
Cette défiance se mesure également par le rejet à la fois de la droite et de la gauche puisque 60 % des personnes interrogées ne font confiance ni dans la droite, ni dans la gauche pour gouverner le pays. On peut d’ailleurs observer que l’impopularité actuelle de l’exécutif ne profite pas à la droite puisque la confiance dans la droite pour gouverner le pays est en baisse depuis la dernière enquête. Enfin, cette défiance vis-à-vis des institutions représentatives explique sans aucun doute que, pour 69 % des Français interrogées, la démocratie ne fonctionne pas bien en France, alors qu’ils n’étaient que 48 % à établir un tel constat lors de la première enquête. Ce sentiment s’explique en partie par le fait de ne pas se sentir écoutés et compris par les politiques. 87 % des personnes interrogées estiment ainsi que les responsables politiques ne se préoccupent pas de ce que pensent des gens comme eux, ce chiffre étant en progression constante depuis la première enquête. L’enquête sur les « fractures françaises » confirme ces tendances puisque, pour 65 % des personnes interrogées, la plupart des hommes et femmes politiques sont corrompus, pour 84 % d’entre elles, les hommes et les femmes politiques agissent principalement pour leurs intérêts personnels et pour 78 % d’entre elles, le système démocratique fonctionne plutôt mal en France.
Dans ces deux enquêtes, on tend à observer une forte adhésion à des valeurs plutôt traditionnelles. C’est le cas de l’autorité. 87 % des personnes interrogées dans l’enquête sur les « fractures françaises » estiment que l’autorité est une valeur qui est trop souvent critiquée aujourd’hui et 84 % d’entre elles qu’on a besoin d’un vrai chef en France pour remettre de l’ordre. Il semble également exister une sorte de nostalgie pour un passé idéalisé puisque 78 % disent s’inspirer de plus en plus des valeurs du passé, d’autant que pour 74 %, la France, c’était mieux avant.
On observe également une tentation de la fermeture au sein de la société française. Jamais l’idée selon laquelle la France doit se protéger davantage du monde d’aujourd’hui n’a été aussi soutenue. Dans le Baromètre 2014, elle l’est par 47 % des personnes interrogées, alors que seulement 30 % partageaient ce sentiment lors de la première enquête. Il y a donc deux fois plus de personnes qui choisissent la protection plutôt que l’ouverture, alors que dans le Baromètre 2010, les partisans de l’ouverture étaient légèrement plus nombreux que ceux de la fermeture. On observe également une forte chute depuis trois ans du soutien de l’appartenance de la France à l’Union européenne. Il en est de même dans l’enquête sur les « fractures française » où pour 61 % des Français, la mondialisation est une menace pour la France et pour 58 % d’entre eux, la France doit se protéger davantage du monde d’aujourd’hui. En la matière, on peut néanmoins observer une très importante fragmentation de la société française entre les catégories favorables à une « ouverture », principalement les cadres, et les catégories prônant une « fermeture », à savoir les catégories populaires.
Enfin, si, sur la plupart des thèmes abordés, on observe une poursuite des tendances récentes, en revanche, sur les sujets économiques, il semble y avoir une rupture assez nette. En effet, si dans le Baromètre 2012, 58 % des personnes interrogées estimaient que l’Etat devait contrôler les entreprises et les réglementer plus étroitement, dans le Baromètre 2014, 59 % d’entre elles souhaitent que l’Etat, au contraire, fasse confiance aux entreprises et leur donne plus de liberté. En l’espace de deux ans, l’opinion semble être donc passée d’un interventionnisme à un libéralisme.
La montée du chômage à des niveaux records en 2013, malgré une légère décrue sur la dernière période, et la persistance de la crise contribuent sans aucun doute à la situation de morosité qui caractérise la société française depuis quelques années. Mais au-delà, on voit bien que celle-ci manque de repères et ne sait plus trop où elle va. Le politologue Jean Viard a parlé à ce propos sur France Inter le 21 janvier d’une véritable « angoisse identitaire » que connaîtrait la société française. Cela se traduit par une défiance généralisée, vis-à-vis des personnes que l’on ne connaît pas, du monde extérieur, des politiques, des migrants et des musulmans, mais aussi par un regard nostalgique sur la France d’avant et ses valeurs et une importante demande d’ordre et d’autorité.
Cette situation apparaît donc largement propice à des valeurs plutôt conservatrices. Va-t-on assister en France à une « révolution conservatrice » ? Est-ce une lame de fond, dont le mouvement de la Manif pour tous aurait été le signe avant-coureur en 2013, ou une simple réaction ponctuelle vis-à-vis de la crise ? Il est sans doute encore trop tôt pour pouvoir le dire.