ANALYSES

« Un modèle de société à repenser de A à Z »

Presse
27 janvier 2014

Philippe Migault est directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Spécialiste des relations entre la France et la Russie, il suit particulièrement les évènements ukrainiens.


Ces dernières heures, il semble que le pouvoir en place tente d’éteindre le feu par divers gestes d’apaisement. Que peut-on attendre concrètement ?



Je pense que la situation peut basculer encore dans un sens ou dans un autre. Soit dans le sens de la radicalisation – si les manifestants les plus radicaux ne veulent pas prendre la main qui leur est tendue par les autorités, soit dans un sens de l’apaisement très rapide si on arrive à un dialogue réel entre les représentants de l’opposition – de l’opposition démocratique – et du gouvernement. Nous sommes très clairement sur la corde raide. Là, en ce moment, le ras le bol est général. Tout le monde en a marre. Ce pays qui était le fleuron de l’Union soviétique et qui était, au moment de son indépendance en 1991, celui qui avait le plus fort potentiel, a été ruine par la nullité des administrations ukrainiennes successives.


L’Europe est au centre des discussions autour du conflit interne. Elle semble aussi vouloir jouer sur le terrain diplomatique. Qu’en est-il exactement ?



La question est de savoir (en Europe) quels sont ceux qui ont intérêt à intervenir en Ukraine. Est-ce que l’Allemagne, est-ce que la France, ont intérêt à ce que l’Ukraine signe un partenariat d’association avec l’Union européenne ? Moi je n’en suis pas du tout convaincu. L’Ukraine est un pays qui est confronté à une immense détresse économique. Elle est aussi un pays de 45 millions d’habitants. Si nous passons des accords économiques et politiques avec l’Ukraine, cela peut dire éventuellement un afflux de ressortissants ukrainiens dans l’Union européenne, alors même que nous avons beaucoup de mal à gérer l’afflux d’arrivants d’Europe de l’Est. Par ailleurs, une association avec l’Ukraine d’un point de vue économique, qui a un énorme potentiel agricole notamment, pourrait représenter une menace sur l’agriculture française, par exemple Et les Ukrainiens doivent aussi de leur côté se poser un certain nombre de questions. S’ils s’associent à l’UE et que leur marché, demain, est inondé de produits européens, leur industrie qui est déjà moribonde, peut mettre la clef sous la porte. Par conséquent, est-ce que le fait de s’associer à l’UE peut être un bienfait pour l’Ukraine ? Je n’en suis pas du tout convaincu.


On assiste là-bas à un pourrissement d’une situation qui n’était déjà pas brillante. Comment jugez-vous l’état politique et économique du pays ?



Le problème de l’Ukraine, quelle que soit la route qu’elle prendra, vers la Russie ou vers l’Europe, serait de mener d’abord, en profondeur, des reformes structurelles pour être un partenaire intéressant. Or personne n’est intéressé par un partenaire chez qui la corruption est totalement généralisée. L’Ukraine est un pays ou les oligarques tiennent la réalité du pouvoir et où très concrètement il n’y a aucune redistribution de la richesse du pays. On a une population sinistrée. Les infrastructures sont dans un état lamentable. De plus les entreprises ne sont pas en mesure de faire face à la concurrence internationale… L’Ukraine, à l’heure actuelle, est un état qui part à la dérive. La réforme y est indispensable. Elle doit être portée par les autorités au pouvoir, mais aussi par l’opposition. Cette dernière n’est d’ailleurs pas forcément composée de gentils manifestants contre le méchant pouvoir. Elle est gangrenée par une frange très dangereuse, le parti Svoboda, aux idées nettement néonazies. En règle générale, il y a un modèle économique, un modèle de société, un cadre juridique et législatif à repenser de A à Z.


Nous assistons à de grandes gesticulations diplomatiques. Si les choses tournent mal, quelles peuvent être les conséquences ?



Il y a un certain nombre de personnes qui pensent que l’Ukraine va tout droit vers la guerre civile. Et que la guerre civile ukrainienne serait de nature à déclencher une intervention des puissances limitrophes. Donc la Russie. Je n’y crois pas un seul instant. D’abord parce que les Ukrainiens sont loin de désirer vraiment aller vers une révolution. Et dans le cas où il y aurait tout de même des affrontements, ni la Russie ni l’Union européenne ne prendront le risque d’aller intervenir sur place. La Russie parce qu’elle serait en contradiction avec son propre dogme en matière internationale et qui est la non-ingérence dans les affaires intérieures d’un Etat. Quant à l’Union européenne, elle n’a simplement pas les moyens ni militaires, ni diplomatiques. L’Ukraine a postulé à un moment pour une entrée dans l’Otan. Les Américains y étaient favorables mais la France et l’Allemagne ont mis leur veto. Il est donc hors de question que l’Ukraine entre dans l’Otan. Par ailleurs, je rappelle que la base de Sébastopol est louée par la Russie jusqu’en 2042. En plus de cette présence militaire russe, des accords ont été passés qui ont fait l’objet d’un certain nombre de clauses, notamment sur le prix du gaz. Qui plus est, militairement parlant, l’Ukraine, qui dispose de matériel de conception soviétique, est très dépendante de la Russie. Il n’y a pas d’enjeu militaire où l’Europe ou l’Otan pourrait trouver une place. Les Russes ont très clairement posé les garde-fous. Ils se sont opposés très clairement aussi à l’entrée de l’Ukraine dans l’Otan et ils ont été très bien entendus par les Français et les Allemands sur ce point. Ces deux pays investissent très lourdement vers la Russie et ne vont pas prendre le risque de se fâcher, surtout pour un marché ukrainien qui ne rapporterait rien !

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