François Hollande en Turquie : un test après le mauvais bilan de Nicolas Sarkozy
Cela faisait 22 ans qu’un président français n’avait pas fait de voyage officiel en Turquie. François Hollande s’y rend ce lundi et compte bien réchauffer la relation entre les deux pays. Quels sont les enjeux de ce séjour à Ankara pour le président français ? Décryptage avec Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS.
De nombreux commentateurs et acteurs de la vie politique en Turquie et en France s’interrogent sur l’opportunité de la date de la visite du président de la République française au moment où une profonde crise secoue le gouvernement turc. Certes, il aurait été préférable que ce voyage présidentiel se déroule dans un climat politique apaisé, mais deux remarques s’imposent.
La première, c’est que les relations entre les États ne doivent pas dépendre des conjonctures politiques nationales intérieures, sinon aucune action diplomatique ne pourrait être efficace. La deuxième, c’est que nous ne pouvons pas regretter le choix de cette date, alors qu’un président français vient enfin en Turquie en visite officielle, ce qui n’était pas arrivé depuis vingt-deux ans.
L’essentiel n’est donc pas la date mais l’état réel des relations entre les deux pays et les messages que le président Hollande délivrera lors de cette visite.
Nous le savons, depuis plusieurs années les relations politiques se sont considérablement dégradées entre la France et la Turquie. Les causes sont multiples, parfois anciennes, mais le bilan totalement négatif de Nicolas Sarkozy y est bien sûr pour beaucoup.
Durant ses cinq années de mandat présidentiel, ce dernier n’a cessé de violemment s’opposer à toute perspective d’intégration de la Turquie au sein de l’Union européenne, pays qu’il ne cessait de localiser en "Asie mineure"… Mais au-delà du mépris affiché, les causes de son opposition étaient probablement beaucoup plus profondes et exprimaient deux questions fondamentales qui sont aussi des défis à la société française.
La première, c’est la difficulté d’une partie des Français à accepter et apprécier l’Autre avec ses différences. Pour aller à l’essentiel, impossible pour cette partie de la population française d’accepter la perspective d’intégrer un pays culturellement musulman au sein de l’Union européenne (UE). Position régressive qui cherche à enfermer l’Union dans un référent identitaire religieux étroit, ce qui est non seulement contradictoire avec les valeurs de la laïcité mais aussi avec la diversité philosophique et religieuse de l’Histoire et de la réalité européennes.
La deuxième, c’est que Sarkozy exprimait, de façon populiste, l’angoisse d’une partie des Français de voir l’importance de leur pays se réduire graduellement au sein de l’UE. La France avait un poids déterminant au sein de cette dernière quand elle était composée de six États, elle en possède désormais beaucoup moins avec vingt-sept partenaires et elle perçoit tout élargissement de l’UE comme une restriction de son pouvoir d’influence.
Sur ces dossiers, force est d’admettre que le président Hollande se démarque radicalement de son prédécesseur. Ainsi, lors de son premier déplacement présidentiel, au sommet de l’OTAN à Chicago en mai 2012, il exprimait auprès du président Abdullah Gül la nécessité d’établir une nouvelle feuille de route entre les deux pays.
La volonté de normaliser et fluidifier les relations bilatérales était donc affirmée, le ton respectueux et les perspectives se présentaient sous de meilleurs auspices. Force est de constater que, presque deux ans plus tard, le bilan est malheureusement décevant.
Certes les difficultés politiques internes et européennes ont mobilisé l’énergie du président français, certes il a dû traiter des questions internationales complexes comme celles du Mali, de la Syrie, de la Centrafrique, mais l’essentiel n’est pas là. La politique extérieure de la France manque de lisibilité.
Ainsi, lors du discours que François Hollande prononce à l’occasion de la conférence annuelle des ambassadeurs français, au mois d’août dernier, il est impossible de dégager les axes structurants de sa pensée sur les enjeux internationaux. L’ensemble manque singulièrement de priorités et constitue en réalité plus une suite d’observations et de remarques générales sur l’état du monde qu’une véritable feuille de route pour les diplomates français.
Ce manque de vision politique sur ce que devraient être les initiatives défendues par la France sur la scène internationale aboutit à l’impression que le gouvernement ne possède pas de cohérence d’ensemble. C’est à la lumière de ce constat que l’on peut comprendre la faiblesse des initiatives françaises à l’égard de la Turquie.
Il s’agirait d’être capable de mettre en perspective les relations entre les deux pays et de raisonner sur ce que pourraient être les dix ou quinze prochaines années. L’exercice est certes difficile, mais indispensable.
Pour ne pas être sans cesse à la remorque des événements internationaux, être perturbés par les péripéties des vies politiques intérieures ou être dépendants de la pression de lobbies communautaristes, il faut impérativement que les responsables politiques tracent une ligne claire.
Oui ou non, la Turquie restera-t-elle une puissance politique centrale dans la région ? Oui ou non, son expansion économique va-t-elle se poursuivre ? Oui ou non, la France et la Turquie ont-elles plus d’intérêts que de désavantages à créer de multiples synergies politiques, diplomatiques, économiques et culturelles ? Bien sûr, il faut répondre positivement à ces questions et ensuite examiner méthodiquement ce qu’il est possible de faire ensemble sans se laisser distraire par les paramètres secondaires.
Pour ce faire, il est aussi indispensable que le président Hollande affirme avec plus de lisibilité sa conception du rôle de la France sur la scène internationale. En France, depuis une trentaine d’années, la véritable ligne de partage sur les questions de politique extérieure est celle qui s’incarne dans le clivage entre les partisans d’une ligne gaullo-mitterrandiste – c’est-à-dire, pour aller à l’essentiel, les partisans de la politique extérieure qui a été incarnée par tous les présidents de la Ve République, notamment Charles de Gaulle et François Mitterrand – et les partisans de l’atlantisme ou, dans sa version plus récente, de l’occidentalisme.
Les premiers considèrent que la France ne peut pas être politiquement définie comme une puissance occidentale ; que la France, dans sa meilleure définition, c’est-à-dire républicaine, appartient à la grande famille des Nations humaines et donc, secondairement, à celle des nations occidentales ; qu’elle possède un message universel, donc une position spécifique dans les relations internationales, et qu’il est dans son intérêt de conserver ce rôle singulier.
Cette conviction ne peut se décliner pratiquement que si la France maintient une ligne de souveraineté et d’indépendance nationales et s’engage activement pour promouvoir le multilatéralisme et la construction d’un monde multipolaire.
Les seconds, atlantistes et occidentalistes, considèrent a contrario que la France se définit avant tout par son appartenance à une soi-disant famille occidentale, et qu’il est nécessaire d’accepter le leadership des États-Unis pour se prémunir efficacement contre les dangers multiples qui menacent et agressent ce monde occidental.
Cette ligne de clivage essentielle transcende les classiques oppositions politiques entre droite et gauche mais se retrouve a contrario au sein des deux grands partis qui structurent à ce jour le champ politique français. Nombreux sont les dossiers illustrant ce constat au cours des années passées : débats sur le droit d’ingérence, sur le concept de choc des civilisations, sur la vision de la relation avec le monde musulman…
Nous savons que Nicolas Sarkozy se classait clairement dans le camp occidentaliste, la politique qu’il a mise en œuvre au cours de ses cinq années de mandat le prouve amplement. François Hollande sait que sa base électorale est majoritairement fidèle à une ligne gaullo-mitterrandiste d’indépendance nationale, mais il n’est néanmoins pas sorti de l’ambiguïté. Il est pourtant désormais urgent d’être clair sur ses choix et, de ce point de vue, la relation avec la Turquie constitue un véritable test.
Pour que la France redevienne une puissance écoutée sur la scène internationale, il faut que ses actuels dirigeants rompent avec une politique occidentaliste, pour se réapproprier la politique d’indépendance et de souveraineté nationales que le général de Gaulle avait développée en son temps. Lors de son voyage en Turquie, en octobre 1968, ce dernier avait écrit sur le Livre d’or du mausolée de Mustafa Kemal Atatürk :
"De toutes les gloires, Atatürk a atteint la plus grande : celle du renouveau national."
Souhaitons que François Hollande s’inscrive dans ses pas et réactive véritablement les relations entre les deux pays.