Bricoler les frontières des Etats
Depuis début décembre, 10000 Sud-Soudanais sont morts à cause des combats opposant les “rebelles” de l’ancien vice-président Riek Machar aux “troupes” gouvernementales du président Salva Kiir. Même si ces deux hommes sont d’ethnies différentes – le premier Nuer, le second Dinka –, leur conflit porte avant tout sur la répartition de la rente pétrolière. Malgré les richesses du sous-sol, malgré des terres fertiles et de l’eau, le Soudan du Sud, créé officiellement en 2011, est déjà en déliquescence. Son exemple ne plaide guère pour la création de nouveaux Etats.
Rappelons-le : ce sont les Américains et les Israéliens qui ont largement encouragé le processus sud-soudanais au cours des années 1990. Les uns voulaient défendre les populations chrétiennes (et animistes) du Sud contre la domination du Nord-Soudan musulman. Les autres voulaient affaiblir Khartoum, alors fer de lance de l’islamisme, qui fut un temps le refuge d’Oussama Ben Laden. En dépit de ces bonnes raisons géopolitiques, le résultat sur le terrain est désastreux. Le cessez-le-feu du 24 janvier n’est pas respecté et Washington devra, pour au moins deux décennies, soutenir ce jeune Etat sans gouvernance ni unité.
On comptait voici un siècle 30 Etats dans le monde. Après 1945, environ 60. Aujourd’hui, plus de 230. De l’empire ottoman et des empires coloniaux sont nés des dizaines de nouvelles entités, souvent artificielles et, en bien des endroits, rien n’est encore tout à fait fixé. Le Kosovo s’est détaché de la Serbie, mais il doit s’accommoder, au nord, de populations serbes pour le moins récalcitrantes. En Irak, la division n’a pas eu lieu grâce aux pressions américaines, et les Kurdes ont accepté de n’avoir qu’un quasi-Etat. En Syrie, on pourrait voir le même scénario, avec des quasi-Etats kurde et alaouite. En Afrique encore, la Centrafrique est un terrain propice à tous les partages, la Libye aussi, et les oppositions entre Nord musulman et Sud chrétien et animiste n’ont pas fini de secouer des pays comme le Nigeria ou la Côte d’Ivoire.
Dans un monde globalisé, comme l’a souligné le sociologue Zygmunt Bauman, “l’espace des lieux a laissé place à l’espace des flux”. Il y a pourtant encore beaucoup d’appétits pour créer de nouveaux Etats, des “lieux” à soi. Cela permet d’obtenir de l’aide internationale et d’organiser son propre réseau de corruption ou de captation de la rente.
Redessiner les frontières ? L’idée, déjà ancienne, est toujours séduisante – et toujours dangereuse. En 1884, on pouvait encore réunir les grandes puissances pour se partager le monde en “sphères d’influence”. Mais, aujourd’hui, même un cycle de négociations au sein de l’ONU n’aurait pas de sens. Il faut donc se résoudre à bricoler, saluer les rares réunifications (Allemagne, Yémen) et accepter sans les encourager les divisions de fait. Une frontière exprime toujours un rapport de forces politiques. Un jour, il faudra reconnaître par exemple le Somaliland, un “Etat” qui se porte – tous comptes faits – beaucoup mieux que son voisin du Sud, la Somalie.