Michelle Bachelet, présidente du Chili: symbole féministe ou cache-sexe latino-américain ?
Michelle Bachelet, Secrétaire générale adjointe des Nations Unies, en charge de l’égalité des sexes et de l’autonomisation des femmes entre septembre 2010 et mars 2013, va bientôt entrer en fonction présidentielle au Chili, son pays d’origine. Après avoir abandonné New York et ses responsabilités internationales, revenue à Santiago, elle est entrée en campagne électorale.
En quelques mois, elle a successivement imposé sa candidature aux partis de centre gauche qui la soutenaient. Puis elle l’a emporté en décembre 2013 face à six candidats hommes, et à une femme. Elle va, pour la deuxième fois, le 11 mars 2014, ceindre l’écharpe tricolore de premier mandataire de son pays. Elle va ainsi côtoyer pendant quelques semaines au moins trois autres femmes latino-américaines présidentes de leurs pays respectifs: l’Argentine Cristina Kirchner, la Brésilienne Dilma Rousseff et la costaricienne, Laura Chinchilla qui termine son mandat en mai prochain.
Il y a proportionnellement plus de femmes chefs d’Etat en Amérique latine qu’en Europe ou en Amérique du Nord. De quoi dépoussiérer l’image d’Epinal d’un "continent" de machistes barbus à la virilité agressive et discriminatoire. Reste à vérifier si l’arbre Bachelet ne cache pas une forêt de malentendus.
Michelle Bachelet a en effet déjà occupé le fauteuil de premier magistrat du Chili de 2006 à 2010. D’autres femmes latinoaméricaines l’avaient précédée, Violeta Chamorro au Nicaragua, et Mireya Moscoso à Panama dans la période récente. Mais derrière le rideau des présidentes, trouve-t-on beaucoup de femmes, siégeant dans les Assemblées parlementaires? Les femmes latino-américaines participent-elles de façon paritaire à la vie politique de leurs pays?
La statistique, elle existe, a été publiée en 2012 par la CEPAL, la Commission économique des nations unies en Amérique latine. Elle confirme le rapport de forces constaté aux sommets de l’Etat. 23% des députés et sénateurs latino-américains sont de sexe féminin. C’est un tout petit peu plus qu’en Europe (20,5%), nettement mieux que dans les pays arabes (13,5%), mais beaucoup moins que chez les Scandinaves (42,3%). Il y a là effectivement matière à comparer et à méditer.
L’Amérique latine a depuis longtemps honoré ses "mères courage". Certaines comme la péruvienne Manuela Saénz Aizpurru ont partagé les combats de l’indépendance, avec Simon Bolivar. Ici et là, les femmes victimes du colonisateur, comme la colombienne María Antonia Santos, ont leur place dans les livres d’histoire nationale. D’autres à l’image d’Adela Velarde Pérez, "Adelita", femme soldat mexicaine, a laissé un nom et un chant symbolisant la Révolution. Les combattantes des dernières années du millénaire passé, Rigoberta Menchu, et les Mères argentines de la Place de mai ont sans doute perpétué et actualisé l’aura des vierges consolatrices, vénérées du sanctuaire mexicain de Guadalupe, au nord, à ceux brésilien de l’Aparecida et de Lujan en Argentine. Leurs combats ont forcé, puis entrebâillé les portes du pouvoir. Michelle Bachelet a en a incontestablement bénéficié.
Il reste malgré tout encore bien des interrogations. Beaucoup de femmes latino-américaines sont victimes de violences. Les viols et assassinats ont défrayé la chronique policière ces dernières années au Mexique et en Amérique centrale. Ciudad Juárez, particulièrement concernée en est devenue le symbole. Un symbole qui a fait l’objet de mobilisations nombreuses au Mexique ayant bénéficié de soutiens internationaux. La directrice de l’ONU femmes pour l’Amérique latine, Moni Pizani, l’a dénoncé. Elle a considéré "scandaleuse", l’impunité accordée aux auteurs de ces crimes, au Mexique comme ailleurs en Amérique latine.
Selon les Nations unies, il y aurait eu en 2011 dans huit pays de la région 1139 homicides de femmes. Et seuls 10% des auteurs de ces crimes auraient été mis en examen. Le Haut Commissariat de l’ONU pour les droits humains et l’ONU femmes travaillent actuellement à la mise en forme d’un protocole visant à réduire les morts violentes de femmes en raison de leur genre en Amérique latine.
La violence culturelle, héritage cultuel, reste et de loin un point sensible. Les interdits transmis pendant plusieurs siècles par l’Eglise catholique, sont aujourd’hui relayés par les nouvelles religions évangélistes et pentecôtistes. L’une et les autres ont jusqu’ici donné de la voix avec succès, mobilisant efficacement leurs affiliés à chaque consultation électorale. La maîtrise de leur corps par les femmes, le droit à interrompre volontairement leur grossesse, n’est pas ou peu reconnu. Avec comme conséquence la mort de milliers de femmes condamnées à des avortements clandestins. Le taux des interruptions de grossesse pratiquées dans ces conditions était en 2008 selon la revue médicale, The Lancet, de 32/1000 en Amérique latine. Il était à la même époque, selon la même source de 12/1000 en Europe de l’ouest. Dans cinq pays, le Chili, le Honduras, le Nicaragua, la République Dominicaine, le Salvador, l’interdiction est absolue. Les contrevenantes et ceux qui les auraient aidées sont passibles de longues peines d’emprisonnement.
D’autres Etats posent aux femmes des conditions vérifiées par des tiers, médecins ou juges. Ces conditions concernent la vie des mères en Bolivie, Guatemala, Haïti, Surinam. Elles peuvent dans certains pays, l’Argentine, le Brésil, la Colombie, l’Equateur, avorter après un viol, ou une grave anomalie du fœtus. Un pays, l’Uruguay, et au Mexique la capitale fédérale, reconnaissent seuls le libre arbitre des femmes en la matière. La Cour interaméricaine des droits humains réagissant à la situation dramatique d’une jeune fille violée et enceinte d’un bébé atteint de malformations graves a interpellé le 29 mai 2013 les interdits sur l’IVG en vigueur au Salvador.
Les évolutions sont donc réelles, mais très lentes et paradoxales. Elles sont indépendantes des orientations sociales et idéologiques des gouvernants. Leur gêne et leur tendance à esquiver les débats portant sur ces questions constituent un dénominateur commun inavoué. Augusto Pinochet, le dictateur chilien, avait fait inscrire dans le code sanitaire, l’interdiction de l’avortement. Au tournant du millénaire, le Pérou autoritaire d’Alberto Fujimori avait résolu le problème en amont, en pratiquant la stérilisation forcée et à grande échelle des femmes les plus pauvres. Daniel Ortega, responsable historique du Front sandiniste de libération nationale, pour être réélu président a passé un accord en 2006 avec l’épiscopat catholique et fait voter l’abolition de la loi d’interruption de grossesse en vigueur au Nicaragua depuis 1893. La candidate écologiste aux présidentielles de 2010 au Brésil, Marina Silva, conformément à ses engagements évangélistes s’était prononcée, à titre personnel, contre toute libéralisation. Dilma Rousseff, élue cette année-là, au nom du PT, considérée ouverte au changement, s’était tue. Tout en se déclarant favorable à un débat de société, le chef de l’Etat bolivien, Evo Morales, a déclaré le 19 juillet 2013, qu’à titre personnel, il "considérait que l’avortement était un délit".
L’Amérique latine est un sous-continent encore très religieux. Le pape argentin élu en 2013 est au cœur de cette réalité porteuse de contradictions. Sensible au désarroi matériel des plus pauvres, évêque de Buenos Aires, il n’a pas hésité à donner de la voix contre toute évolution annoncée sur l’IVG et les lois concernant les minorités sexuelles. Il est sur ce point en accord avec le président progressiste de l’Equateur Rafael Correa, qui d’ailleurs a été l’un des premiers à visiter le Souverain Pontife au Vatican. "La Constitution", désormais, a-t-il indiqué le 27 mai 2013, "reconnaît l’union de fait entre deux personnes de même sexe. (..) Elle condamne l’homophobie. (..) Mais nous nous sommes rendu compte que cela ouvrait la voie à une stratégie pour obtenir le droit de mariage entre personnes de même sexe. J’ai toujours dit que je n’étais pas d’accord. Et ensuite il y a l’adoption. Sincèrement je pense que les enfants doivent être adoptés par des familles traditionnelles. (..) Pour l’immense majorité le mariage gay des questions comme le mariage gay, l’identité de genre, ne sont pas prioritaires".
Pourtant l’indépendance des juges, l’un des acquis du retour de la démocratie, est en train de faire bouger les lignes, dans plusieurs pays, comme le Brésil et la Colombie. Michelle Bachelet, encore candidate à la présidence du Chili, mettant en avant ses responsabilités antérieures concernant les droits des femmes à l’ONU, a prudemment annoncé une évolution: "le monde a avancé, a-t-elle déclaré, je pense qu’au Chili aussi la famille a changé".