« Partout dans le monde, l’opinion publique prend le pouvoir »
Fin observateur de “l’état du monde”, le géopolitologue décrypte pour Le nouvel Economiste les “soubresauts” de la démocratie, pointe ses avancées d’un côté, et diagnostique ses fatigues de l’autre
Désordonné ; c’est ainsi que je qualifierais l’état actuel du monde dans la mesure où l’équilibre bipolaire qu’on lui connaissait autrefois s’est effondré et où aucun ordre nouveau n’est venu s’y substituer. Les Etats-Unis n’ont plus ni les moyens ni la volonté de régenter l’ensemble de la planète, on ne peut encore parler de monde multipolaire étant donné qu’il n’existe toujours pas d’équivalent à la puissance américaine et qu’aucune véritable gouvernance mondiale, tant sur le plan économique que stratégique, n’a émergé. On se retrouve donc aujourd’hui face à un monde en recomposition. Un monde relativement chaotique également, ponctué de crises et de conflits qui se succèdent mais qui, contrairement à certaines idées reçues, restent moins nombreux aujourd’hui qu’ils n’étaient il y a une vingtaine d’années. Le fait qu’ils soient aussi visibles, aussi médiatisés et commentés s’explique surtout par le fait que nous y sommes plus sensibles : les guerres nous paraissent beaucoup moins supportables qu’il y a quelques décennies, ce qui témoigne de la fin d’un certain fatalisme au sein de l’opinion.
Si les rapports de forces entre nations se sont modifiés au cours des dernières années, ce n’est pas, contrairement à une autre idée très répandue, en raison des attentats du 11 septembre mais en raison d’évolutions majeures qui ont infléchi l’ordre mondial.
La première est la fin du monopole occidental. Après cinq siècles d’Histoire : l’Occident – qui avait toujours dominé l’ensemble de la planète – au point que la première mondialisation (au XVIe siècle) fut en réalité une européanisation du monde par la force – n’a plus le monopole de la puissance. Sur ce point, deux erreurs d’analyse reviennent fréquemment. La première consiste à nier cette perte de monopole – laquelle relève pourtant d’un processus entamé il y a vingt ans – et à persister dans la conviction qu’il nous revient toujours de fixer l’agenda international, que nous restons l’arbitre des élégances au niveau mondial et que, de ce fait, nous pouvons encore imposer aux autres les us et coutumes que nous estimons devoir prévaloir.
La deuxième illusion consiste à croire que nous avons perdu la puissance. Mais perdre le monopole ne signifie pas perdre la puissance. Le monde occidental reste aujourd’hui encore le plus riche, le plus influent… Surtout, s’il n’a plus le monopole de la puissance ce n’est pas parce qu’il a décliné mais parce que d’autres ont émergé. On se focalise sur les Brics mais il existe en réalité une cinquantaine de pays émergents, parmi lesquels l’Indonésie, le Mexique, la Turquie, le Ghana, l’Argentine… Nous devons désormais nous faire à cette idée et, par là même, accepter celle selon laquelle notre logiciel de vision et de compréhension du monde actuel est dépassé.
La deuxième grande évolution stratégique tient au fait que, partout dans le monde, l’opinion publique prend le pouvoir. Et ceci ne se limite pas seulement aux démocraties mais se vérifie dans tous les régimes. Même dans les pays où l’on ne choisit pas librement ses gouvernants, on trouve une société civile qui s’exprime et qui exerce une forme d’influence. En Chine, même si le régime en place pratique la censure et une forme de répression, il existe 600 millions d’internautes et, à travers eux, une opinion qui se manifeste, une population qui se fait entendre. Cette évolution est essentielle car le fait que l’information circule aussi rapidement implique que c’en est fini du monopole des gouvernements sur l’information ce qui, comme chacun sait, constitue un facteur clé de démocratisation. Je dirais même qu’aujourd’hui, la volonté qu’ont les populations d’être entendues, respectées et reconnues constitue un facteur déterminant aux crises du monde actuel et un vecteur de soulèvement commun à de plus en plus de pays. Même si, bien sûr, l’expression de cette exigence fluctue en fonction des pays et du niveau d’acceptation des populations.
Concernant les événements que l’on a qualifiés de Printemps arabe, l’erreur d’appréciation la plus fréquente aura été de croire qu’ils allaient produire un effet domino ; d’imaginer que tous les régimes arabes allaient tomber les uns après les autres en calquant notre appréciation de ce qui était en train de se passer dans cette partie du monde sur ce qui s’était produit en Europe de l’Est plus de vingt ans auparavant, lorsqu’en 1989 tous les pays membres du Pacte de Varsovie – qui nous apparaissaient jusqu’alors immuables – étaient devenus indépendants. La grande différence c’est qu’en Europe de l’Est il existait un ciment commun à ces régimes, lequel était la menace d’une intervention militaire soviétique ; à partir du moment où cette menace a disparu, ces pays se sont effectivement émancipés les uns après les autres. Rien à voir avec ce qui s’est passé dans le monde arabe où l’on n’a pas assisté à un Printemps arabe avec effet domino mais à 22 récits nationaux différents, le soulèvement en Tunisie étant bien distinct de celui qu’a connu l’Egypte, lequel l’était lui-même des révoltes en Lybie, etc.
L’autre erreur majeure aura été de penser que la démocratie était un produit instantané à effet immédiat. L’Histoire l’a prouvé : non seulement la démocratie n’est pas un produit d’exportation mais elle n’est pas non plus à prise rapide. Elle requiert du temps.
Il est vrai que pour l’heure le bilan des révolutions arabes est relativement pauvre en bonnes nouvelles mais, encore une fois, l’Histoire est longue à s’écrire et la première erreur d’analyse consisterait à penser que les choses peuvent changer en un an ou deux. On tend à l’oublier mais les soubresauts sont nécessaires : ils sont l’Histoire en marche et l’Histoire ne se fait pas au rythme des quotidiens. Or de notre côté, nous sommes pressés de décrypter les choses, de leur donner un sens et, souvent, de dresser des comparaisons qui n’ont pas lieu d’être pour faire rentrer les choses dans des cases. C’était le cas avec les événements du Printemps arabes et les illusions démocratiques qu’ils ont véhiculées. Mais la démocratie, ce n’est pas uniquement le droit de vote. Le droit de vote en est une condition sine qua non, certes, mais elle n’est pas suffisante. Certains pays peuvent parfaitement avoir instauré le droit de vote, tant que celui-ci ne s’accompagne pas des droits de l’opposition et d’une justice indépendante, on ne saurait les qualifier de véritables Etats de droit.
Pour autant, ce que les soulèvements du Printemps arabe ont clairement démontré et qui sera impossible désormais à remettre en cause, c’est le fait que, désormais, les gens veulent être entendus.
En Tunisie, même si la situation n’est pas encore stabilisée, on voit bien que les choses vont dans la bonne direction. Il en va différemment de l’Egypte où la révolution a été suivie d’un coup d’Etat et où le coup d’Etat a pris le dessus sur la révolution. Or quels que soient les reproches que l’on pouvait formuler à l’égard des Frères musulmans – et ils étaient nombreux –, il eût été plus sage d’attendre les élections pour les écarter naturellement du pouvoir puisqu’on le sait, les partis islamistes avaient déjà perdu un tiers des suffrages au moment de l’intervention militaire. Leur influence allait donc s’épuiser naturellement. Les avoir écartés par la force du jeu politique va sans doute amener certains à se radicaliser et surtout, en faire de nouveaux martyrs aux yeux d’une partie de l’opinion. Quant aux militaires qui les ont renversés, il est clair qu’il ont agi davantage pour préserver des intérêts catégoriels que par souci de l’avenir du pays. Ce faisant, ils ont bien mis un terme à leur influence sur le plan gouvernemental mais en contrepartie, il est probable que le pays entre dans une période de troubles violents. Ce qui se produit généralement lorsque l’on veut régler les problèmes politiques par la répression militaire alors qu’en Tunisie, on les règle de façon politique.
L’un des défis majeurs du moment en terme de diplomatie internationale et de sécurité des populations tient aux Etats “faillis” – aux failed states – que sont cette vingtaine ou trentaine de pays dans lesquels l’autorité étatique ne s’exerce plus, où le pouvoir en place n’assume plus ses responsabilités et où, en raison d’une faillite de l’Etat central et d’une contestation interne armée, les populations ne sont plus ni encadrées ni protégées. La Syrie en fait partie, comme la République démocratique du Congo ou l’Afghanistan.
Le principe dit de “responsabilité de protéger” avait été mis en place par Kofi Annan en 2005, afin d’offrir un cadre légal à une intervention armée – en l’accompagnant de l’agrément de la communauté internationale – dès lors qu’il s’agissait de protéger une population de son propre gouvernement. Non seulement ce concept mettait tout le monde d’accord – Nord et Sud – mais il permettait de sortir de l’impasse diplomatique qu’offraient jusqu’alors ces deux options : inaction ou ingérence.
Il faut savoir que, si les puissances occidentales ont toujours eu de l’ingérence une vision sympathique se résumant à porter secours à des populations démunies et opprimées, celle-ci était violemment rejetée par les pays du Sud – pas uniquement par les dictatures mais aussi par les régimes démocratiques – pour qui elle s’apparentait à un retour au colonialisme. Le concept de “responsabilité de protéger” permettait de dépasser cette opposition et offrait une solution à la problématique voulant que, d’un côté, le concept de souveraineté puisse être utilisé pour protéger des dictateurs et que, de l’autre, celui d’ingérence permette aux puissants d’intervenir chez les faibles.
C’est cela que l’on a foulé aux pieds en Libye, en débordant du cadre prévu par l’ONU pour intervenir directement dans le conflit et ainsi renouer avec une forme classique d’ingérence. Cela a eu pour effet de rendre le concept inutilisable : alors qu’il faisait consensus, il inspire aujourd’hui la défiance. C’est pour cette raison que les Russes et les Chinois se sont opposés à une intervention militaire en Syrie ; parce qu’ils craignaient que, comme cela avait été le cas en Libye, on commence par protéger la population et que l’on finisse par renverser le régime. Ce précédent libyen est lourd de conséquences : non seulement les Syriens en payent aujourd’hui le prix mais il fait reculer un principe qui était porteur de grand progrès.
La démocratisation du monde dépend de trois facteurs : le taux d’alphabétisation – plus la population est analphabète, moins elle a de revendication politique –, le PNB par habitant – l’origine de la contestation d’un pouvoir en place émane généralement de la classe moyenne – et l’histoire propre de chaque pays. Ainsi, le fait que l’on constate moins d’appels au changement en Algérie qu’en Tunisie s’explique par le fait que le pays soit marqué par le souvenir traumatique de la guerre civile des années 90 ; si bien que, même si les Algériens ne sont pas tous satisfaits du régime, même si beaucoup ont soif de plus de liberté, ils savent que la période de leur histoire qui a connu la plus forte contestation politique est aussi celle qui s’est achevée dans le sang, ce qui les rend prudents dans l’expression de leurs revendications.
A ces trois facteurs déclencheurs d’appels à la démocratisation s’ajoute celui de la lutte contre la corruption qui constitue un élément fédérateur et extrêmement mobilisateur puisque c’est aujourd’hui une revendication que l’on retrouve partout dans le monde. Y compris en France où elle alimente largement le vote protestataire. Qu’il s’agisse de démocraties anciennes ou de tout autre régime, la lutte contre la corruption est devenue une exigence universelle. Non pas que celle-ci soit plus importante que par le passé mais il est clair qu’elle est moins tolérée par l’opinion qui, particulièrement en période de crise, la juge inadmissible.
C’est pour cela que les Brésiliens se sont révoltés, c’est aussi un motif de mobilisation très fort en Inde, en Turquie, en Russie et, bien évidemment, en Ukraine où les accusations de corruption du gouvernement sont pour beaucoup dans les manifestations récentes. D’où cette forte poussée pro-européenne de la part d’un peuple pour qui l’Europe fait figure d’antidote ; même si, d’un point de vue économique, celle-ci ne peut concurrencer la Russie qui, de son côté, offre 15 milliards de dollars au pays…
L’Ukraine a toujours été partagée entre ces deux pôles d’influence : la Russie et l’Europe. C’est une division classique et assez ancienne que révèlent de manière exacerbée les soulèvements des dernières semaines mais cela ne doit pas être perçu comme un retour quelconque à la guerre froide. Pas plus que la Chine, la Russie ne cherche pas à exporter un quelconque modèle national, elle n’offre aucun système collectif alternatif aux Etats-Unis par exemple. Tout ce que veulent ces puissances, c’est prendre la tête de la course mondiale. On n’est plus dans des systèmes idéologiques qui s’affrontent mais dans une logique de rivalités nationales.
La Russie, dont on oublie trop le type d’humiliation – à la fois sociale, économique et politique – qu’elle a subi dans les années 90, avec un PNB réduit de moitié, une influence largement diminuée sur le plan international, etc., veut retrouver son influence. Pour Poutine, qui a souvent dit que la plus grave catastrophe géo-politique du XXIe siècle était la disparition de l’Union soviétique, il ne s’agit pas aujourd’hui de recréer une union soviétique avec un système d’alliances et de pays communistes à même de contester le modèle capitaliste occidental. Il s’agit de faire en sorte que la Russie soit respectée ; quitte à ce qu’elle soit crainte et non aimée. Toute sa politique doit se comprendre à l’aune de cette volonté de restaurer l’honneur de Moscou, à l’intérieur – par rapport aux barons régionaux et éventuellement au crime organisé – et à l’extérieur, vis-à-vis du reste du monde. Ce en quoi les Jeux olympiques d’hiver jouent un rôle déterminant : celui d’une vitrine capable de renvoyer l’image d’une Russie rayonnante, d’un grand pays capable d’être l’hôte du monde.
On a encore trop tendance à voir les choses de façon manichéenne : les bons d’un côté, les méchants de l’autre ; nous d’un côté, eux de l’autre… Ce logiciel de lecture très “guerre froide” ne fonctionne pas dans un monde aussi pluriel et divers que le nôtre.
Rappelons à ce sujet que nos démocraties occidentales se sont accommodées du régime d’apartheid d’Afrique du Sud, du régime chilien de Pinochet, et de bien d’autres encore. Plus récemment, une ONG américaine a révélé que, sur les 534 congressistes américains, 268 gagnaient plus d’un million de dollars par an et, toujours aux Etats-Unis, la décision de la Cours suprême de lever le plafond des dépenses électorales fait que, désormais, toute personne désireuse de se présenter doit disposer d’une fortune personnelle ou faire appel à des donateurs dont la principale préoccupation n’est pas nécessairement l’intérêt général…
Ces quelques exemples – et il y en a beaucoup d’autres – devraient nous inciter à faire preuve d’une plus grande objectivité sur l’état de nos propres régimes avant de parler de “bonnes” et de “mauvaises” démocraties. Bien évidemment mieux vaut une démocratie, même imparfaite, qu’un régime autoritaire mais j’insiste : même les régimes autoritaires doivent aujourd’hui composer avec des contre-pouvoirs qui n’existaient pas il y a quelques années. Prenez le cas de la Russie, selon nos critères ce n’est pas une démocratie : les gens votent mais ce droit s’accompagne de restrictions, de tendances autoritaires de la part du pouvoir en place. Pourtant on le voit chaque jour : Poutine est contraint de consentir à certains compromis. De composer avec certains contre-pouvoirs.
Pendant ce temps, on sent monter au sein des anciennes démocraties comme la nôtre une lassitude à l’encontre de régimes qu’il faut désormais renouveler par le tissu social. Et dans tous les pays européens, on perçoit une désillusion assortie d’un désaveu de l’Europe qui risque de se manifester de façon flagrante aux prochaines élections de juin, de sorte que deux partis risquent de peser très lourd : les abstentionnistes et les partis dits protestataires. Car, et c’est bien le problème, il n’est jamais question d’Europe dans les élections européennes. Il y a des listes avec des candidats mal identifiés, un découpage régional incertain, des circonscriptions sans existence territoriale réelle, ce qui détourne les électeurs des véritables enjeux et constitue une réelle incitation à s’abstenir.
Concernant le pouvoir en place, le problème n’est pas que la coupure entre les élus et le peuple est plus importante que par le passé mais qu’elle est plus flagrante depuis que les gens disposent d’une capacité de contrôle et de critique accrue : Aujourd’hui, toute erreur est pointée, toute incohérence est détectée et révélée. Il existe trop de moyens d’information pour que l’on puisse encore croire au discours dominant sans le remettre en cause. Face à cette réalité on constate chez nos élites un réel problème d’adaptation. Tout comme le monde occidental tarde à s’apercevoir que son monopole est brisé, de même nos politiques et hommes d’influence peinent à voir qu’ils n’ont plus le monopole de la prescription.
Cette coupure entre les élites et la base génère une fatigue démocratique. Plus exactement, une lassitude face aux anciens modes de représentation car parallèlement à cela, la société civile fait preuve d’un fort dynamisme : les exemples de mobilisation sur réseaux sociaux se multiplient, on a un tissu associatif extrêmement dense, des mouvements de solidarité s’organisent à échelon local…
Ce qui est le plus inquiétant, c’est le fait que la défiance qui se manifeste désormais à l’égard du pouvoir en place, des institutions et de la démocratie en général depuis qu’elle ne tient plus ses promesses favorise la montée des extrêmes et de l’abstention. D’ailleurs, la montée des populismes s’explique en grande partie par le fait que les politiques ne sont plus en phase avec le peuple. Par cette déconnexion croissante de l’élite à l’égard du peuple. Trop de gens condamnent le populisme de façon méprisante sans voir que leur comportement l’a probablement alimenté. C’est ainsi que la façon dont les électeurs du FN sont traités – par le mépris. – a sans doute conduit le vote FN à s’enraciner. Preuve que lorsque la démocratie n’inspire plus confiance, elle se retrouve menacée.