« Les sanctions économiques contre la Russie seront du perdant-perdant »
Arnaud Dubien est directeur de l’Observatoire franco-russe, chercheur associé à l’IRIS (Institut de Relations Internationales et Stratégiques). Il livre son analyse après le référendum du 16 mars 2014, lors duquel plus de 96% des électeurs de Crimée se sont prononcés en faveur du rattachement à la Russie, et l’annonce de sanctions contre la Russie par les Etats-Unis et l’Union européenne.
Il faut d’abord dire que ce vendredi sera une journée décisive pour l’Ukraine. Il y aura d’un côté la signature vraisemblable d’un accord d’association avec l’Union Européenne, et d’un autre côté la Chambre basse du Parlement russe qui va examiner la demande de rattachement du Parlement criméen. Il n’y a pas beaucoup d’options, en réalité. Soit le Parlement russe ignore ou rejette la demande du Parlement criméen, ce qui paraît très peu probable, soit la Douma l’accepte, la soutient et demande à Vladimir Poutine de l’avaliser. Il est cependant possible que Vladimir Poutine garde sous le coude cette décision et ne signe pas cette loi dans une optique de marchandage lors des grandes négociations avec les Occidentaux.
Oui, on sait qu’il y aura des sanctions dès aujourd’hui, annoncées par l’Union européenne. Elles seront apparemment limitées et se veulent une réponse graduée : le deuxième stade sur une échelle de quatre. Il est évident qu’il y aura beaucoup de rhétorique et quelques personnes ciblées, mais manifestement ces sanctions seront surtout limitées au plan économique et ce sont les seules qui sont importantes. Importantes pour la Russie bien sûr, mais aussi pour les Occidentaux, car il faut bien avoir à l’esprit que les sanctions seront à double tranchant. La Russie ne sera pas la seule perdante, ce sera un accord (ou plutôt un désaccord) perdant-perdant.
Pour Moscou, cela représente la compensation du déficit budgétaire actuel, qui représente environ 90 millions de dollars par mois. S’il y a un rattrapage ou une remise à niveau des salaires des fonctionnaires et des retraites, qui sont plus élevés en Russie qu’en Ukraine, cela représente encore quelques dizaines de millions par mois. Mais c’est tout sauf insurmontable, le problème n’est pas là. C’est un problème politique, stratégique. Un problème de relations entre la Russie et l’Occident à court, moyen et long terme.
Il faut rappeler que cette minorité tatare était là avant les Slaves, avant les Ukrainiens et avant les Russes. La Crimée a été rattachée à l’empire russe sous Catherine II, en 1783, et les Tatars ont été déportés en Sibérie en 1944 par Staline, au même titre que d’autres peuples d’URSS comme les Tchétchènes. Et donc évidemment, il y a un souvenir traumatisant, non pas pour les Russes en tant que tels, mais pour le pouvoir russe au Kremlin. Et les Tatars sont les seuls partisans du maintien dans l’Ukraine en Crimée. Ce qui est très intéressant ces derniers jours, c’est que Poutine a discuté avec l’un des leaders de la communauté tatare, et que les responsables du Tatarstan – la république peuplée de Tatars dans la Fédération de Russie – se sont rendus en Crimée pour rassurer les Tatars locaux. Je crois qu’il faut raison garder. Il est évident qu’il n’y aura pas de scénario tel que celui de 1944 et personne n’a l’intention de déporter, ou a fortiori d’exterminer, comme on peut le lire dans la presse, les Tatars de Crimée. Mais il est vrai que cette question tatare est une vraie épine dans le pied de la Russie dans le cas où elle envisagerait d’annexer la Crimée. Car il y a une population qui, potentiellement, n’accepte pas cette décision et qui peut éventuellement, même si ce n’est pas le cas aujourd’hui, adopter des modes de lutte non pacifiques.
C’est plus compliqué que ça, dans le sens où la Crimée est exceptionnelle. La Crimée est la seule région, ou était la seule région d’Ukraine majoritairement peuplée de Russes, où il y avait véritablement un sentiment d’irrédentisme. Ce n’est pas le cas de Donetsk, de Louhansk, ni de Kharkiv ou d’Odessa, qui sont des régions russophones mais peuplées d’Ukrainiens russophones. Ces gens-là parlent russes entre eux, sont souvent bilingues, s’identifient à un ensemble socioculturel dont le centre est la Russie, mais ne souhaitent pas vivre dans un Etat russe. Donc ces régions n’acceptent pas ce qui s’est passé à Kiev, c’est souvent une situation de peur face à une nouvelle force politique arrivée au pouvoir à Kiev. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’elles sont prêtes à rejoindre la Russie. D’où la nécessité d’un vrai compromis ukrainien.
Je pense que la vraie volonté russe, officialisée par le ministère russe des Affaires étrangères, est de voir émerger une Ukraine fédérale avec les régions ukrainophones et Kiev d’une part, les régions russophones d’autre part, et une Crimée qui serait détachée et largement autonome. La Russie n’a pas l’intention, je pense, d’annexer militairement, car ça prendrait un autre tour qu’en Crimée, qui a été une guerre sans coup de feu. Il est évident que si la Russie entamait une vaste campagne militaire contre l’Ukraine, cela se solderait par des dizaines, voire des centaines des milliers de morts. Je crois que l’on n’est pas dans ce scénario-là, mais que la Russie veut utiliser les régions russophones d’Ukraine comme un levier sur Kiev. A mon avis, on se situe davantage dans cette optique-là aujourd’hui.