Démission surprise du roi d’Espagne : plus qu’une abdication de convenance, une crise de confiance nationale
Le Roi d’Espagne Juan Carlos, en annonçant sa décision d’abdiquer au matin du lundi 2 juin 2014, à 10h41, pour être précis, a pris ses compatriotes de court. La nouvelle est tombée sur des milliers d’ordinateurs et téléphones portables par voie de tweet. La modernité ainsi affichée par une monarchie tricentenaire n’enlève rien aux doutes des Espagnols sur l’avenir de leurs institutions et pour certains d’entre eux de leur pays.
Les raisons immédiates de cette démission sont connues de longue date. Le Roi, a dilapidé ces dernières années, la confiance des Espagnols, gagnée en facilitant, dès son accession au trône, le 22 novembre 1975, une transition en douceur vers la démocratie. Pièce rapportée de la dictature franquiste, dont il était l’héritier constitutionnel, jouant sur la peur des violences politiques, la crainte d’un nouveau conflit civil, il avait su avec l’aide d’un Premier ministre, issu comme lui du sérail de la dictature, Adolfo Suarez, négocier les compromis ayant permis l’élection d’une Constituante et le retour de l’Espagne en démocratie. Son rôle décisif pour juguler les putschistes, le 23 février 1981, lui avait définitivement rallié les partis républicains, c’est-à-dire la quasi-totalité de l’opposition au franquisme. Un grand historien espagnol, Santos Julia, pouvait écrire, 32 ans plus tard, le 17 novembre 2007, que le Roi était "à l’abri de toute critique".
Depuis, la crise est passée sur la tête des Espagnols. Le Roi et ses proches, qui jusque-là gardaient confiance et contact, avec la population ont multiplié les contrepieds. Tout a commencé en 2007, au Chili. Le Roi abusant de son autorité morale a rappelé vertement au silence, le président vénézuélien, Hugo Chavez, à l’occasion d’un sommet ibéro-américain. Le Venezuela depuis cette date a réduit son niveau de représentation à ces conférences. Les commentaires de la presse espagnole, pour la première fois, ont signalé leur incompréhension. Pour le journal conservateur ABC, par exemple "la réaction du monarque avait été inappropriée et peu diplomatique". Les mauvaises nouvelles allaient ensuite s’enchainer. La Maison royale, en décembre 2007, annonçait la séparation de la fille ainée l’infante Elena de son époux, Jaime de Marichalar. La séparation deviendra un insolite divorce royal en 2010. Son autre gendre, Iñaki Urdangarin, allait en effet être mis en examen, en 2011, et son épouse, l’infante, Doña Cristina, contrainte de déposer devant le juge José Castro, sur un dossier connu sous le nom d’affaire Noos. Le train de vie de la monarchie allait très vite devenir un thème de débat et de publications. Le Roi allait être contraint pour la première fois de rendre public ses revenus en décembre 2011. Loin de calmer les esprits cette annonce a relancé les interrogations sur l’origine de sa fortune personnelle. D’autant plus qu’en avril 2012, Juan Carlos apparaissait dans les medias en tenue de chasseur, le pied sur un éléphant mort, abattu au Botswana. Un quotidien, proche du parti Populaire, El Mundo, fera le commentaire suivant, "le spectacle d’un monarque chassant l’éléphant en Afrique alors que la crise génère tant de problèmes dans notre pays donne une image d’indifférence et de frivolité". La presse du cœur, espagnole comme européenne, élargissait la brèche morale dans la foulée montant en épingle la présence d’une princesse allemande, Corinna Sayn-Wittgenstein, au Botswana, avec le souverain espagnol, la Reine Sophie, étant à ce moment-là en Grèce.
José Antonio Zarzalejos, journaliste proche de la monarchie a tiré, dès ce moment-là, une sonnette d’alarme. "Le Roi", a-t-il déclaré, "est un élément constitutif des problèmes espagnols, et non l’instrument d’une solution". La question de la relève, par le Prince héritier, Felipe, est alors posée. Des sondages sur la validité pour l’Espagne de rester en monarchie commencent à être publiés. Le tabou sur les institutions, refoulé dans le non-dit politique, depuis la transition démocratique est levé. La crise économique et sociale qui a dévasté les portefeuilles, les patrimoines de centaines de milliers d’Espagnols, a délié les interdits. Tout y passe. Sondages après sondages, de mois en mois, on voit les Espagnols s’éloigner de ce qui a été construit depuis 1975. Les partis politiques, la justice, l’Europe, l’Espagne. elle-même et la Royauté, sont bruyamment contestés. Le mouvement des indignés en 2011 marque une sorte de frontière symbolique. Chômeurs, personnes sans toit, salariés pressés de tous côtés par l’austérité gouvernementale et européenne, commencent à tout remettre en question. Les attaques verbales, mais aussi physiques, contre des élus se multiplient.
Le 25 mai 2014, les grands partis centristes, le parti Populaire à droite, et le PSOE à gauche, sont lâchés par 35% des électeurs. Ils perdent 17 sièges. Qui sont acquis par des formations contestataires, de toute nature, Gauche unie (le PCE), UPyD (centristes), Podemos,(alternatifs) ERC (républicains catalans indépendantistes). Podemos, née pour la circonstance électorale européenne, articulée par les réseaux sociaux a pris cinq sièges d’un coup aux deux grands. En Catalogne les formations souverainistes locales, ERC, (Gauche républicaine de Catalogne), CiU, (Convergence et Union), sont arrivées en tête. Ces partis veulent mettre l’Espagne, » cul par-dessus tête ». Juan Carlos, le Roi, conscient de sa perte de légitimité, parallèle à celle de la pertinence des institutions espagnoles, a joué son vatout, pour, en démissionnant perpétuer la monarchie, et rendre une opportunité à l’Espagne. Le Prince des Asturies, son fils, époux de Laeticia, une roturière aimée des téléspectateurs, – elle était avant son mariage-, journaliste sur l’une des chaines d’Etat, bénéficie d’une cote de sympathie élevée. Le gouvernement conservateur de Mariano Rajoy, secondé par le principal parti d’opposition, le PSOE, a dés le 3 juin 2014 déposé devant le Parlement la loi organique prenant acte de l’abdication et de la succession. Il s’agit dans l’esprit des formations majoritaires d’éviter un pourrissement institutionnel.
Les esprits en effet sont branchés sur un programme de rupture. En Catalogne, en Galice, au Pays basque, les partis nationalistes appellaient à manifester pour la république, de nouvelles institutions régionales et pour certains le droit à l’autodétermination. A Madrid Podemos, mais aussi la Gauche unie (le Parti communiste) ont également invité les Espagnols à reprendre la rue pour exiger une réforme institutionnelle. Les syndicats le souhaitent même s’ils n’appellent pas à manifester. Les socialistes catalans, étrillés aux européennes, ont signalé que l’abdication ouvrait la voie à la fédéralisation de l’Espagne. La crise espagnole, qui était économique et sociale a pris le 2 juin une vigueur institutionnelle qui en relance toutes les dimensions. Felipe VI sera va nul doute être oint par le Congrès espagnol. Il lui restera à convaincre de sa légitimité et de son utilité démocratique. La démission de Juan Carlos, est incontestablement, comme l’a déclaré le Secrétaire général du PSOE, démissionnaire, lui aussi, Alfredo Perez Rubalcaba, "l’un des évènements politiques les plus importants vécus par notre pays (l’Espagne), depuis le rétablissement de la démocratie".