L’Etat islamique et les enjeux agricoles et alimentaires en Irak
L’Etat islamique est ce vaste territoire en Syrie et en Irak tombé récemment entre les mains d’un groupe djihadiste dans lequel celui-ci commet de très nombreuses exactions. Or, même s’ils sont peu connus, les enjeux agricoles y sont loin d’être négligeables.
La décapitation du journaliste américain James Foley revendiquée par l’Etat islamique (EI) dans une vidéo diffusée sur internet le 19 août dernier a horrifié le monde. Les djihadistes affirment avoir agi en représailles aux frappes aériennes de leurs positions en Irak opérée par les Etats-Unis depuis le 8 août. Le lendemain, Barack Obama a déclaré que l’Etat islamique « n’a pas sa place au XXIe siècle » et a même parlé de « cancer » à son propos. Quelques jours plus tard, Chuck Hagel, le secrétaire américain à la Défense, a expliqué que les djihadistes de l’EI « sont plus qu’un simple groupe terroriste. Ils allient idéologie et sophistication militaire. Ils sont incroyablement bien financés. Cela va au-delà de tout ce qu’il nous a été donné de voir », donc y compris la menace terroriste représentée par Al-Qaïda.
L’Etat islamique est un groupe islamiste radical sunnite qui a succédé à plusieurs mouvements djihadistes en Irak depuis l’intervention militaire dans le pays en 2003 des Etats-Unis et de leurs alliés. L’EI a commencé à faire parler de lui en janvier 2014 lorsque des groupes djihadistes se sont emparés de la ville irakienne de Fallouja, à 60 km de Bagdad. Il est devenu une source majeure de préoccupation à partir du mois de juin et de la prise de Mossoul, la deuxième ville d’Irak, suite à une offensive militaire lancée par les islamistes. L’Etat islamique est en fait le nouveau nom que les djihadistes ont donné à leur mouvement, qui s’appelait précédemment l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL). Il désigne aussi désormais le territoire qui est sous leur contrôle, un vaste territoire en Syrie et en Irak qui a une superficie équivalente à celle du Royaume-Uni et dans lequel ils appliquent la loi islamique (charia) de façon extrêmement stricte : les femmes doivent porter un voile intégral (niqab), les voleurs ont la main coupée, l’alcool et les cigarettes sont interdits, etc.
A la fin du mois de juin, les djihadistes ont même annoncé le rétablissement du califat, un régime politique disparu en 1924 et qui fait référence à l’« âge d’or » de l’islam, à savoir la période qui a suivi la mort du prophète Mahomet. Ce califat s’impose sur les territoires conquis par l’Etat islamique et bien au-delà puisque les musulmans du monde entier sont désormais appelés, selon le porte-parole du mouvement, à « prêter allégeance au calife Ibrahim », qui est en fait le chef de l’EI, Abou Bakr Al-Baghdadi. Depuis, l’Etat islamique s’est aussi fait connaître par nombre d’exactions commises avec une violence assez inouïe : massacres de populations, notamment de chrétiens et de membres de la minorité religieuse des Yazidis, réintroduction de la crucifixion comme châtiment visant les musulmans, fatwa rendant obligatoire les mutilations génitales pour les femmes de 11 à 46 ans, destructions de mosquées chiites, etc.
L’Etat islamique constitue une menace sans précédent car il dispose d’un armement conséquent (armes, chars, hélicoptères de combat, etc.) et de très nombreux combattants. Selon Le Monde du 22 août, ceux-ci sont estimés à près de 50 000 en Syrie et de 10 000 en Irak. Beaucoup d’étrangers, et notamment des ressortissants occidentaux, figurent parmi eux, ces derniers se trouvant principalement en Syrie. Ces djihadistes sont également très aguerris en termes de communication en recourant aux moyens les plus modernes : internet, réseaux sociaux. Enfin, ils bénéficient d’une manne financière ayant pour origine différentes sources de financement, notamment liées à diverses activités criminelles (extorsions de fonds, enlèvements), ainsi qu’à des soutiens en provenance du Golfe, notamment du Qatar, mais aussi aux ressources acquises lors de leurs diverses conquêtes territoriales (par exemple l’argent se trouvant dans les banques de la ville de Mossoul). Ils disposent ainsi désormais de ressources stratégiques : du pétrole, tout comme de l’eau et des ressources agricoles.
Le 7 août, les miliciens de l’EI ont ainsi pris le contrôle du barrage de Mossoul, le plus grand du pays, mais celui-ci a finalement été repris deux semaines plus tard par les forces armées irakiennes et les combattants kurdes avec le soutien de l’aviation américaine. L’EI contrôlerait également une grande partie du territoire de cinq des provinces les plus fertiles d’Irak.
D’après les données de la FAO, les provinces irakiennes sous l’influence des djihadistes et donc les plus affectées par le conflit (Ninive et Salaheddine) représenteraient ainsi un tiers de la production de blé du pays et de 40 % de la production d’orge. La région de Ninive est d’ailleurs la plus importante province irakienne pour la production de blé et d’orge, qui, selon la FAO, sont les deux principales céréales cultivées dans le pays : la première représente quelque 70 % de la production céréalière en Irak, et la seconde environ 20 %. Les djihadistes ont en outre mis la main sur les nombreux silos à grain que le gouvernement a dans le Nord de l’Irak. Selon les autorités irakiennes, les silos gouvernementaux qui se trouvent dans les cinq provinces en partie contrôlées par l’EI contiendraient 1,1 million de tonnes de blé. Cela représente un peu moins d’un cinquième de la consommation annuelle de blé irakienne. Par comparaison, la production irakienne totale de blé s’est élevée à 2,8 millions de tonnes en 2012. Elle était de 1,3 million en 2008.
Selon les témoignages recueillis par l’agence Reuters, une partie de ces céréales serait transportée vers la Syrie pour y être transformée en farine et être ensuite vendue sur les marchés locaux irakiens. L’EI aurait même tenté de revendre ces céréales au gouvernement irakien lui-même, à qui il les avait pourtant dérobées, via des intermédiaires. Ces ressources agricoles constituent par conséquent un important moyen de pression sur le gouvernement irakien et la population locale, ainsi qu’une manne financière pour l’Etat islamique. La nourriture constitue donc une véritable arme de guerre pour les djihadistes.
A l’évidence, les agriculteurs dont les terres se trouvent sur le territoire désormais contrôlé par l’EI sont sous pression. Selon le témoignage du dirigeant d’une union de coopératives agricoles cité par Reuters, les djihadistes détruiraient les récoltes, ainsi que les puits. C’est la raison pour laquelle nombre d’entre eux ont rejoint les rangs des Irakiens qui ont massivement fui devant l’avancée des groupes islamistes. 1,2 million de personnes auraient ainsi choisi de s’exiler dans ce contexte depuis le mois de janvier, dont 500 000 pour la seule ville de Mossoul et de ses environs. Selon les estimations de la FAO, un tiers d’entre elles proviendraient des zones rurales et agricoles du Nord de l’Irak. Rappelons que la population irakienne totale est estimée à 35,1 millions en 2014 et que, fin juin, près de deux millions de personnes étaient déplacées en Irak.
Les autres agriculteurs, ceux qui ne sont pas partis, eux, attendent d’être payés. Les moissons se sont déroulées, en effet, avant la prise de contrôle par l’EI des territoires autour de Mossoul, tout comme le remplissage par les agriculteurs des silos gouvernementaux. Habituellement, le gouvernement les rétribue deux mois après. Or, selon les estimations, quelque 400 000 agriculteurs se retrouvent dans la situation où ils ont livré leurs récoltes, mais ils ne seront pas payés, alors même qu’il s’agit là de leur seule source de revenus. Cela signifie qu’ils ne pourront pas semer pour la prochaine récolte. C’est la raison pour laquelle la FAO cherche à faire parvenir aux agriculteurs irakiens 3 000 tonnes de semences, mais cela semble très difficile à mettre en place compte tenu de la situation de sécurité qui existe actuellement dans le pays. Au total, selon une source du ministère de l’Agriculture irakien citée par Reuters, environ 30 % de la production agricole irakienne pourrait être ainsi menacée.
En conséquence, même si cette situation n’a pas d’impact pour le moment sur le prix des denrées alimentaires en Irak – le prix du pain est stable à Bagdad par exemple – Fadel El-Zubi, le représentant de la FAO en Irak, estime que l’insécurité alimentaire en Irak n’a jamais été aussi forte depuis les sanctions dont le pays a fait l’objet durant les années 1990 suite à sa défaite lors de la guerre du Golfe. Environ deux semaines après la prise de Mossoul par l’EI, la FAO a d’ailleurs publié un communiqué alarmiste sur l’Irak dans lequel elle expliquait que « la situation de la sécurité alimentaire est préoccupante » dans le pays car « les perspectives de récolte favorables pour 2014 sont désormais compromises » en raison des conflits. L’agence onusienne indique ainsi que « compte tenu de la baisse des disponibilités d’aliments de base comme le blé, l’accès à la nourriture de nombreux ménages, familles pauvres et personnes déplacées se détériorera vraisemblablement. De même que le coût des denrées de base a de fortes probabilités d’augmenter ».
Ces préoccupations sont d’autant plus grandes qu’en Irak, les populations les plus fragiles dépendent très largement du Système de distribution public de nourriture. Selon le Système mondial d’information et d’alerte rapide de la FAO, en 2011, 57 % des Irakiens dépendaient de ce système, qui constitue leur principale source de nourriture de base. Or, à partir du moment où le gouvernement ne peut plus exercer son autorité sur les zones prises par les djihadistes, ce système de fait n’est plus en mesure de fonctionner pour les populations qui y résident. Selon un expert américain cité par Reuters, cela devrait affecter en premier lieu les personnes vivant dans les zones rurales du Nord de l’Irak. L’accès à la nourriture devrait être également rendu encore plus difficile pour les personnes déplacées. Enfin, circonstances aggravantes, la FAO indique également que le bétail en Irak est menacé par les maladies animales, ce qui représente aussi potentiellement une source supplémentaire d’insécurité alimentaire. Le conflit dans la Syrie voisine a, en effet, rendu totalement inopérants les services vétérinaires dans le pays. Or, les animaux non vaccinés, tels que les moutons et les chèvres qui se déplacent facilement d’un pays à l’autre, amènent avec eux différentes sortes de maladies qui peuvent facilement se répandre.
Au-delà de la répulsion que l’Etat islamique inspire en Occident, il convient néanmoins de reconnaître que les groupes djihadistes peuvent bénéficier d’une certaine popularité auprès des populations qui se trouvent dans les territoires qu’ils conquièrent, y compris auprès des agriculteurs. Ce soutien s’explique avant tout pour des raisons communautaires. Ces groupes sont sunnites. Or, les sunnites irakiens, qui dominaient politiquement et économiquement le pays sous Saddam Hussein, sont désormais marginalisés et voient leur situation matérielle se dégrader très rapidement. L’Etat islamique a donc su largement exploiter ce ressentiment des sunnites. Il n’est donc guère étonnant que les cadres de l’EI soient d’anciens cadres de l’armée ou des services de renseignement de Saddam Hussein. Rappelons en effet que les chiites, majoritaires dans la population irakienne, sont actuellement au pouvoir en Irak. Ils le sont également d’une certaine manière en Syrie – Bachar el-Assad est en fait alaouite, une branche du chiisme –, alors que dans ce pays, ce sont les sunnites qui sont majoritaires. On peut donc aussi voir l’EI comme le symbole de la revanche des sunnites après une décennie de marginalisation politique et économique dans un pays où ils étaient dominants depuis plusieurs décennies. Les recrutements de l’EI concernent, en effet, d’abord de jeunes sunnites déshérités, sans emploi et sans diplôme.
L’Etat islamique semble ainsi susciter un certain soutien de la part des sunnites ruraux, qui représenteraient à peu près la moitié de la population sunnites du pays, alors que ceux-ci ont dû fait face depuis une décennie à de mauvaises récoltes et à des pénuries alimentaires dans un secteur agricole irakien en crise depuis le déclenchement de la guerre en 2003 (d’exportateur agricole, l’Irak est devenu entretemps importateur agricole net). Ces mauvaises récoltes sont d’ailleurs liées en grande partie à des conditions climatiques très défavorables qui ne sont pas sans rappeler ce qui s’est passé en Syrie des dernières années avec une multiplication des sècheresses entre 2004 et 2010.
Le rapport sur le développement humain du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) paru récemment rappelle, en effet, que « De 2006 à 2010, la République arabe syrienne a connu une sécheresse sans précédents, dévastant une grande partie du secteur rural. Les agriculteurs démunis envahirent les bidonvilles des villes. Les experts ont estimé qu’entre 2 et 3 millions des 10 millions d’habitants des zones rurales du pays ont été plongés dans la pauvreté la plus totale. Ces conditions défavorables, associées à un manque d’emplois et une réponse nationale et internationale inadéquate, ont rapidement éveillé un sentiment de ressentiment et une prise de conscience aiguë de l’inégalité des groupes, terrain fertile pour la guerre civile qui a éclaté en 2011 ».
La situation semble être quelque peu similaire en Irak, d’autant que l’hiver 2013-2014 a été considéré comme le plus sec que le Moyen-Orient ait connu depuis des décennies, et avoir affecté tout particulièrement les populations rurales sunnites. Une étude publiée dans la revue Science en 2013 montre d’ailleurs à ce propos que l’évolution du climat joue un rôle plus important dans les affaires humaines que ce que l’on pensait initialement en contribuant en particulier à aggraver les conflits, tels que les conflits civils, et les violences.