ANALYSES

Le symbole du sport est plus fort que celui de l’Académie française

Presse
11 septembre 2014

Passionné de foot, Pascal Boniface a eu à surmonter le dénigrement de ses pairs avant d’imposer le concept de géopolitique du sport. Contrairement à certaines idées reçues, il considère que le sport fait beaucoup pour entretenir les valeurs humanistes. Il n’est pas loin d’affirmer que c’est de nos jours l’étendard le plus puissant des revendications sociales.


Il est rare de dénicher un intellectuel qui se penche sur le phénomène social que représente le sport. Étiez-vous un passionné de sport, et notamment de football, avant de devenir spécialiste de géopolitique ?



C’est une passion ancienne, qui remonte à loin dans mon enfance. Quand j’en parlais dans mon milieu universitaire, un grand scepticisme accueillait mes éventuelles propositions de recherches. Le sport était considéré comme un sujet d’étude frivole, je n’avais droit en retour qu’à des ricanements. J’ai tâté le terrain en 1997, avant la coupe du monde de football en France. J’ai sollicité deux éditeurs que je connaissais bien pour un livre sur une géopolitique du football mais ils m’ont éconduit. Il a fallu beaucoup de patience pour que je parvienne à mes fins. Aujourd’hui, la donne s’est inversée, ce sont les éditeurs qui me sollicitent.


Se berce-t-on d’illusions à imaginer qu’un match Irak-USA de football ait des conséquences positives sur révolution d’un conflit? Comment le sport s’incarne-t-il en matière géopolitique ?



Non, le football n’a pas ce pouvoir. En revanche, il est indéniable que des rapprochements ont lieu, dans un cadre réglementé, celui du sport. Avant l’accord sur le nucléaire iranien, les délégations russes, irakiennes et américaines de lutte ont eu l’occasion de se croiser. Ce sont des officiels, même s’il n’appartient pas à un président d’une quelconque fédération de participer à la détente ou la crispation sur tel ou tel conflit. Les haines, parfois tenaces, s’apaisent. C’est ce que l’on appelle la démocratie du ping-pong, celle qui permettait aux Chinois et aux Américains de se parler lorsque la Guerre froide était à son paroxysme. Il ne faut ni surestimer, ni sous-estimer le phénomène, juste en mesurer les retombées.


Quels sont les moments où le sport va au-delà de ce qu’il représente ? Comment l’événement devient-il transcendant ?



On peut multiplier les exemples. Le sport incarne une souveraineté nationale. On pense bien sûr à la coupe du monde de rugby en Afrique du Sud en 1995. Longtemps, le rugby a été le symbole de la pratique ségrégationniste dans le pays. Les Noirs ne jouaient pas au rugby. La manière dont Nelson Mandela a compris que l’événement pouvait accélérer la politique de réconciliation dans le pays fut très intuitive. Il y eut aussi ces fameux matchs de hockey sur glace entre la Tchécoslovaquie et l’URSS en 1969, après le Printemps de Prague. L’équipe d’URSS dominait alors largement le hockey mondial, avec 17 titres de championne du monde entre 1963 et 1983 ! Mais, lors du championnat du monde de mars 1969 disputé en Suède, alors qu’il devait avoir lieu à Prague, le public allait assister à deux des matchs les plus mémorables de l’histoire du hockey tchèque et slovaque, mais aussi international. Au cours du tournoi, l’équipe tchécoslovaque remporte ses deux matchs face à l’URSS dans un climat d’hostilité sur le terrain rarement perçu. Nous étions là dans un réel déplacement des crispations diplomatiques sur le terrain politique.


La coupe du monde de football vient de se dérouler dans un climat d’hostilité sociale, surtout en amont de la manifestation. Le sport permet-il d’endormir les revendications sociales ?



Bien au contraire. La célèbre formule de Marx sur la religion qui incarnerait l’opium du peuple, étendue depuis à d’autres domaines, ne s’applique pas en l’occurrence. Au Brésil, il est clair que la coupe du monde a permis au contraire de donner plus de volume et de portée aux revendications sociales. Au Qatar, les conditions dans lesquelles travaillent les ouvriers immigrés, dont certains meurent sur les chantiers, sont mises en lumière par l’événement. Et ce petit pays aux grands moyens, désireux de s’acheter une bonne image internationale, ne peut se permettre de tourner le dos à ces critiques. Après la victoire en coupe du monde en 1998, on a beaucoup parlé d’une France black, blanc, beur. Nous ne sommes pas naïfs, mais il est clair que le sport limite les antagonismes dans un pays et crée une identité. Sans ce lien de souveraineté, des partis comme le Front national seraient sans doute plus populaires encore dans les pays démocratiques.


Il y a parfois un décalage entre ce que représente une icône sportive et ce qu’elle en fait. On pense à Zidane, bien sûr, que l’on moque parfois sur sa discrétion absolue face à la montée du FN…

 J’ai toujours considéré qu’on leur en demandait un peu trop. Un jeune sportif de 20 ans est aujourd’hui très exposé sur un plan médiatique. Il doit faire attention et contrôler ce qu’il dit. La discrétion de Zidane ne l’empêche pas de se consacrer, assez souvent d’ailleurs, à des causes humanitaires. Un Lilian Thuram sera plus politique. Mais bon, au final, je pense que les sportifs sont plus soucieux d’égalité et de vivre ensemble que les membres de l’Académie française ! En tout cas, ils sont plus visibles ! Prenons le racisme, le milieu sportif réagit avec plus de célérité qu’on ne le dit. Le fait, avant les matchs, de lire des messages, d’affirmer clairement que le racisme n’a pas lieu d’être sur un terrain de sport est sans ambiguïté. Dans de nombreux pays, si des joueurs de couleur sont brocardés par des cris de singe, les matchs peuvent être arrêtés. Le sport est clairement l’un des espaces publics où l’intolérance n’a pas sa place.

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