Fabriquer un ennemi?
Pierre Conesa a fait une longue carrière au sein des organismes de prospective du ministère de la Défense (Délégation aux études générales, puis Direction des affaires stratégiques), avant de rejoindre une société privée d’intelligence économique. Il pourrait donc être l’archétype du représentant du complexe militaro-industriel, s’il n’avait pas conservé un gout prononcé pour la réflexion iconoclaste. Là où d’autres débitent des litanies sur les nouvelles menaces (le terrorisme, la nécessité de ne « pas baisser la garde », la supériorité morale du monde occidental), Pierre Conesa conserve une réflexion ouverte, qui tient compte de l’existence des « autres ». Libéré de son devoir de réserve, il publie un livre réjouissant, La fabrication de l’ennemi (éditions Robert Laffont), qui taille en pièce de nombreuses idées reçues, solidement ancrées dans la doxa stratégique occidentale.
Selon lui, la réalité de la menace terroriste n’est pas discutable. Elle est imprévisible et planétaire mais n’est pas stratégique. La réaction au 11 septembre aurait dû être policière et affaire de renseignements, elle fut ce qu’en attendait Ben Laden, c’est à dire une réaction militaire disproportionnée. La guerre classique menée par les Américains en Irak, après avoir détruit toutes les infrastructures irakiennes, tentait de démontrer aux populations locales, qui n’avaient plus ni eau, ni électricité, ni police, ni services publics, qu’elles avaient de la chance d’avoir la démocratie. Cela n’a pas fonctionné.
Il note au passage que l’attentat terroriste « aveugle » est supposé par nature plus horrible que les bombardements aériens « ciblés ».
Désigner un ennemi est un choix politique. Il souligne que l’Iran et bien moins proliférant et terroriste que le Pakistan et bien moins islamiste que l’Arabie Saoudite.
C’est le travers avec la domination militaire européenne de la planète, amorcée au XVIIIe siècle, ne pas savoir comment penser l’autre. Dans le discours stratégique, la simple prise en compte des intérêts de sécurité de l’autre, quel qu’en soit la taille et la puissance, semble avoir pour effet immédiat et implicite de faire perdre le statut revendiqué de puissance. Selon lui, il ne peut y avoir de réflexion stratégique, à l’ère de la globalisation, qui ne prenne en compte les perceptions réciproques, ce qui est loin d’être le cas dans les lieux de réflexion des pays qui se qualifient eux-mêmes de puissance démocratique.
Il rappelle que les Américains, présentant la conquête du Texas sur les Mexicains en 1836 comme une libération, y rétablirent immédiatement l’esclavage interdit par la monarchie espagnole depuis longtemps.
Il dénonce les enchaînements des analyses géopolitiques mécaniques : « tout coin perdu de la planète devient un verrou, une position stratégique majeure ». L’inoxydable habitude des occidentaux qui ont déclenché deux conflits mondiaux à un génocide sans égal, colonisé la planète et mené des guerres atomiques et chimiques, de donner des leçons à l’univers, mérite qu’on leur rappelle quelques vérités.
Celui qui n’aime pas le prêt à penser se réjouira de la lecture de ce livre qui allie humour caustique et réflexion décapante.
Pierre Conesa, La fabrication de l’ennemi, éditions Robert Laffont, 2011, 364 pages