Hommage à Esther Benbassa
Esther Benbassa m’a fait l’amitié de me choisir pour lui remettre la Légion d’honneur. Pour une fois je n’ai pas improvisé mon intervention, je l’ai préparée et rédigée. En voici le texte:
"Quel beau parcours que celui d’Esther Benbassa ! D’Istanbul à Paris, d’une famille dont elle fut la première bachelière aux plus hautes sphères intellectuelles, d’immigrée à sénatrice. Rien n’était acquis, tout s’est gagné par le talent, par le travail, le souci de la perfection. C’est la constante exigence vis-à-vis d’elle-même qui a permis à Esther de faire ce chemin. D’autant plus admirable qu’elle y est parvenue sans trahir ni ses idéaux de jeunesse, ni personne. En suivant toujours la même ligne, celle de l’intégrité et du respect des autres.
Esther est née en 1950 dans une famille de juifs expulsés d’Espagne en 1492. Ses parents sont d’origine modeste. Sa mère n’a jamais fréquenté l’école, elle parle le judéo espagnol. Son père a appris le turc et le français dans une école primaire juive. À force de travail et d’inventivité, il parvient à monter une affaire prospère de commerce de tissus. Esther a donc une enfance agréable dans un milieu multiconfessionnel où musulmans, chrétiens et juifs vivent en bonne harmonie. Cela la marquera humainement et intellectuellement. Elle fréquente successivement une école italienne, turque puis congréganiste francophone.
Mais le bonheur est fragile. Ses parents divorcent, chose rare à l’époque. Son père fait faillite. Elle émigre seule en Israël à l’âge de 15 ans. Elle adhère à un mouvement de jeunesse sioniste de gauche (déjà l’engagement !). Elle doit subvenir à ses besoins (déjà les responsabilités !). Elle entre dans un kibboutz, enchaîne les petits boulots (déjà la persévérance !). Elle accomplit ses deux ans de service militaire obligatoire, puis travaille à temps plein dans une agence de tourisme. Sa passion d’apprendre pour comprendre, la pousse à poursuivre ses études en parallèle de son travail. Elle passe un baccalauréat français, puis en 1972 un B.A (Bachelor of art, équivalent de la licence) de philosophie et de littérature française à l’université de Tel-Aviv. Elle obtient deux bourses : Columbia à New-York et Paris. Elle choisit Paris (on peut se demander si en 2011, une nouvelle Esther pourrait ou voudrait faire ce choix). Elle vient à Paris-VIII Vincennes pour préparer sa maîtrise. Afin de compléter le montant fort modeste de sa bourse, elle enchaîne les petits boulots jusqu’en 1975, date à laquelle elle obtient le CAPES de lettres modernes. Sa situation se stabilise financièrement. Elle commence une carrière d’enseignante dans le secondaire en Normandie, tout en vivant à Antony en cité universitaire. Elle est ensuite affectée à Eaubonne en banlieue nord. Toujours poussée par le souci de progresser, elle entame, parallèlement à son service à temps plein d’enseignante du secondaire, la rédaction d’une thèse de doctorat de troisième cycle à Paris-VIII, sur la culture et la commune de Paris, qu’elle soutient en 1978. Elle passe un diplôme de Turc à l’Inalco en 1982.
C’est cette année qu’elle rencontre Jean-Christophe Attias, qui prendra la place que l’on sait dans sa vie personnelle et intellectuelle. Jean-Christophe est toujours présent pour les joies et les peines, les félicitations et les polémiques. Soutien total, absolu, patient et toujours maître de lui, d’une solidité à toute épreuve, grâce à son sens de l’humour. Soutien indispensable, qui permet à Esther de déployer librement ses talents. Soutien qui sait faire valoir ses différences lorsqu’il le juge nécessaire. Cette différence de tempérament créé une relation mutuellement fructueuse, faite de respect, de complicité intellectuelle et de combats communs.
Esther se lance dans la rédaction d’une thèse d’État. Elle choisit de raconter l’histoire des siens largement ignorée, pour ne pas dire snobée par les milieux universitaires à l’époque. Elle soutiendra en 1987 son doctorat sur « Haim Nahum Efendi, dernier grand rabbin de l’Empire ottoman (1908-1920), son rôle politique et diplomatique. » Elle obtient la mention très honorable attribuée à l’unanimité du jury.
Elle intègre en 1989 le CNRS comme directrice de recherche. Elle peut dès lors se consacrer pleinement aux travaux de recherche. Son champ de compétences déborde largement l’histoire des juifs à l’époque contemporaine et s’étend à l’histoire comparée des minorités. En 2000, elle est la première femme élue à la chaire d’histoire du judaïsme moderne à l’École Pratique des Hautes Études à la Sorbonne.
Elle créé en janvier 2002, avec le soutien de Serge et Monique Benveniste, le Centre Alberto Benveniste d’études sépharades et d’histoire socioculturelle des juifs, dont elle est aujourd’hui la directrice.
Elle est l’auteur de 18 livres et a dirigé la publication d’une quinzaine d’autres. Ses ouvrages ont été traduits en anglais, en allemand, en bulgare, en espagnol, en hébreu, en hongrois, en italien, en macédonien, en néerlandais, en portugais, en roumain, en russe, et bien sûr en turc. Elle est très fréquemment invitée à l’étranger dans les cercles universitaires et intellectuels les plus prestigieux.
Mais Esther n’est pas qu’une intellectuelle. Ses travaux et ses convictions convergent pour l’impliquer dans les affaires de la cité. En mai 2004, elle organise avec Jean-Christophe Attias les rencontres « juifs et musulmans, une histoire partagée, un dialogue à construire » à la Sorbonne et à l’Institut du monde arabe. Il faut se rappeler qu’à l’époque le climat intellectuel était particulièrement lourd, l’invective prenait le pas sur le débat. « C’était un temps déraisonnable ». Sa démarche alliait rigueur scientifique et courage politique. Esther mobilise ses souvenirs personnels d’harmonie interculturelle et sa volonté de dépasser les affrontements et le communautarisme, de combattre les extrémismes, au moment où l’importation du conflit israélo-palestinien en France déchainait les passions.
Une faible connaissance et une approche superficielle de l’histoire juive peut conduire à se raccrocher à un communautarisme étroit. La maîtrise en profondeur qu’en a Esther lui permet une vision universaliste. Par ses travaux et son action, elle a combattu l’antisémitisme et le racisme plus efficacement que bien d’autres, qui instrumentalisent ou dévoient cette juste cause.
Elle plaide la tolérance et l’impérieuse nécessité de la compréhension et de l’ouverture aux autres. Esther continuera ce travail de rapprochement des différences et de défense des minorités en organisant, toujours avec l’aide de Jean-Christophe Attias « Le Pari(s) du vivre ensemble » dont la première édition eu lieu en mars 2006 et qui en est désormais à sa cinquième édition.
Cette attitude ferme et courageuse, faite d’exigence éthique et intellectuelle – qu’Esther a toujours su associer – lui vaut des inimités solides et même féroces. Elle est menacée, insultée. Elle tient bon et résiste « aux premiers pas du doute », aux découragements passagers face à la bêtise au front de taureau. Rejoindre le flot dominant, céder à la facilité, cela elle ne peut pas. Jean-Christophe non plus, et il faut être bien solide à deux pour résister aux torrents de haine et aux fleuves de la stupidité.
Ce souci d’intégrité la conduit à dire qu’elle ce qu’elle pense et penser ce qu’elle dit, à refuser d’employer des arguments de facilité ou mensongers. Jamais elle ne dérogera à ce qu’elle pense être la vérité, le respect des principes. Sa très haute conception du rôle de l’intellectuel le lui interdit. Cohérence, sentiment devenu rare que la réussite créé des obligations à l’égard des autres et non des droits, souci viscéral de la justice et de l’intégrité intellectuelle sont les caractéristiques d’Esther.
Sur le racisme, sur les minorités, sur le conflit de Proche-Orient, Esther prend position sur la base de ses convictions, pas des rapports de force existants, de ce qu’elle pense être juste, pas en faveur de ce qui sont les plus forts.
Esther est d’une fidélité à toute épreuve. Est-ce parce qu’elle a changé deux fois de pays ? Parce qu’elle est capable de vivre en permanence dans plusieurs mondes et dans des cultures différentes ? Si elle est prête à pardonner elle n’oublie jamais ceux qui l’ont accompagné sur son chemin.
Elle est toujours en pointe dans la lutte contre le racisme et les discriminations, pour la défense des minorités, la promotion de la diversité, le refus du communautarisme. Elle mène de front cet engagement citoyen et son travail intellectuel, alternant les essais dont la densité de la réflexion n’est pas incompatible avec la clarté du propos (citons entre autres : Les juifs ont-ils un avenir ?, La souffrance comme identité, Être juif après Gaza), et les livres pédagogiques (Dictionnaire des racismes, de l’exclusion et des discriminations). Comprendre, transmettre, savoir et toujours mettre le savoir au service de tous, lier réflexion pointue et souci des autres.
C’est naturellement qu’elle rejoint en 2010 Europe Écologie – Les Verts qui veulent l’investir comme candidate aux élections sénatoriales de septembre 2011. Désormais c’est au palais du Luxembourg qu’elle fait entendre son intonation unique, son accent aussi chaleureux qu’elle.
On ne peut que se féliciter de voir de véritables représentants de la société civile qui ont assumé une carrière professionnelle et des combats militants passer, à une étape de leur vie, à une fonction de représentant de la nation. Cette circulation des élites est saine est une antidote au confinement du monde politique.
Elle portera la proposition de loi sur le droit de vote des étrangers aux élections locales. Elle a également déposé une proposition de loi sur la reconnaissance du massacre du 17 octobre 1961, où des centaines d’Algériens ont été tués par la police du préfet Papon.
Esther Benbassa est chevalière dans l’Ordre national du mérite depuis 2005. En 2006, avec Jean-Christophe Attias, elle a reçu le Prix Seligmann contre le racisme, l’intolérance et la justice et en 2008 la médaille de bronze du prix de Guizot de l’Académie française pour son livre La souffrance comme identité.
Résumer Esther à son statut d’intellectuelle serait réducteur. C’est avant toute une femme et une femme de cœur qui a le souci des autres, qui ne fait pas de hiérarchie entre les gens et qui place l’égalité des êtres au-delà de tout principe. En fait elle est beaucoup plus exigeante avec elle-même qu’avec les autres. En ces temps où l’intégrité, la dignité, le sens de l’honneur se font plus rares Esther les incarne au plus haut point.
Toujours disponible pour les amis, qu’il s’agisse de discuter sans fin de sujets politiques, toujours présente aussi pour la convivialité, le partage, la bonne humeur et les rires. On peut être une grande intellectuelle et une merveilleuse cuisinière, une hôtesse qui a le souci de la perfection pour faire plaisir à ses invités.
Quand je pense à Esther, me vient immédiatement en mémoire la chanson de Maxime Leforestier « Toi le frère que je n’ai jamais eu ». Esther c’est la sœur que je n’ai jamais eu. On peut se chamailler avec sa sœur, avoir des désaccords, mais le lien reste solide, éternel et indestructible. Nos mères respectives ont même poussé l’ironie à avoir une fin commune et quasi-simultanée. Esther est solide comme un roc.
Esther, lorsque tu m’as demandé de te remettre cette légion d’honneur, c’était comme si je la recevais moi-même. J’ai été à la fois ému et fier, c’est un véritable honneur d’être ton ami.
Pour tout ce que tu es, merci Esther."