L'édito de Pascal Boniface

Le printemps des arabes

Édito
14 juin 2013
Le point de vue de Pascal Boniface
Jean-Pierre Filiuest Professeur des universités à Sciences Po (Paris) en histoire du Moyen-Orient contemporain. Il vient de publier « Le printemps des arabes » (Futuropolis) avec Cyrille Pomès, une BD qui apporte un éclairage original sur ce qu’on appelle désormais le Printemps arabe, replaçant au cœur de cette vague contestataire celles et ceux qui en furent les acteurs. Il répond aux questions de Pascal Boniface, directeur de l’IRIS.

 

 

La BD est un mode original pour parler de géopolitique. Comptez-vous toucher un public différent de celui qui vous suit d’habitude ?

 

J’ai eu la chance de collaborer déjà à un précédent roman graphique, « Les meilleurs ennemis », dont le premier des trois tomes, consacrés à l’histoire des relations entre les Etats-Unis et le Moyen-Orient, est sorti en 2011 chez Futuropolis. Le dessinateur en est l’extraordinaire David B, que j’avais connu aux Rendez-vous de l’Histoire de Blois, où nos ouvrages avaient été primés la même année. Cette fois, je collabore avec un artiste de vingt ans mon cadet, Cyrille Pomès, un des plus talentueux de sa génération. La dynamique de cette collaboration est différente, mais je m’enrichis là encore des métaphores graphiques que l’artiste invente pour figurer un processus historique complexe. Cyrille a ainsi eu l’idée, à mon avis formidable, de présenter le dictateur yéménite, Ali Abdallah Saleh, en Monsieur Météo qui fait littéralement la pluie et le beau temps sur un pays à sa botte. Sauf que, en lieu et place des nuages et du soleil, ce sont des kalachnikovs, des derricks de pétrole et des ballots de drogue qu’il distribue sur le Yémen. L’album abonde en ce type de trouvailles qui rendront, je l’espère, sa lecture aussi agréable qu’éclairante. A côté de l’Histoire avec une majuscule, la discipline dans laquelle je mène mes travaux académiques, j’ai ainsi le privilège de pouvoir raconter en images des histoires qui sont celles de femmes et d’hommes en lutte dans le monde arabe.
 

 

Que pensez-vous de l’expression « hiver islamiste » qui fleurit en ce moment?

 

C’est un euphémisme que de constater l’absence d’enthousiasme débordant dans nos sociétés face aux révolutions au sud de la Méditerranée. Le terme de « printemps arabe » portait en lui-même sa réduction à une variation saisonnière, annonçant, après une illusion lyrique initiale et fugace, les tourments de « l’automne islamiste » et de « l’hiver intégriste ». Le titre de l’album, « Le printemps des Arabes », essaie justement de contourner ce piège en insistant sur la diversité et la richesse de ce bouleversement historique. Chaque pays arabe, mais aussi chaque femme ou chaque homme arabe, recherche aujourd’hui les voies de son propre « printemps », qui lui permettra enfin d’assurer sa libération individuelle et collective. Cyrille et moi-même avons cherché à rendre un visage et une substance aux oubliés de cette incroyable histoire, toujours en cours. Ces héros anonymes, nous en retrouvons la trace et nous les donnons à voir en Libye, en Egypte, en Syrie, au Yémen ou à Gaza. Ce printemps-là, c’est la lutte entre une jeunesse qui exige une vie digne et des régimes prêts à tout pour ne rien céder. Et ce printemps ne fait que commencer.
 

 

Vous terminez sur la théorie du complot très en vogue sur le cas syrien. Qu’en pensez-vous?

 

On a parfois l’impression en entendant les débats publics que le monde arabe suspend la raison chez de nombreux commentateurs, par ailleurs avisés et pertinents. Comme si c’était un angle mort de notre planète comme de notre esprit, où le recyclage des pires préjugés restait possible. Comme si les Arabes étaient incapables de construire leur propre histoire et qu’ils devaient fatalement être les pantins de complots internationaux. Ce discours conspirationniste sert admirablement les dictateurs qui réduisent leur opposition au statut infamant d’« agents de l’étranger », naturellement « terroristes ». Ce discours a atteint des sommets d’indécence face à la tragédie syrienne. Il a inspiré à Cyrille et à moi-même cette planche circulaire, où les discours confessionnels, sécuritaires, alters et bobos se rejoignent pour conforter Bachar al-Assad. Le père Paolo dell’Oglio, qui a tiré de ses trente ans d’expérience en Syrie un livre extraordinaire, « La rage et la lumière », tout récemment publié chez L’Atelier, qualifie ce type de posture intellectuelle de « négationnisme ».
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