13.12.2024
« Ce populisme qui vient »
Édito
26 septembre 2013
Raphaël Liogier est sociologue et philosophe. Il répond aux questions de Pascal Boniface à propos de son dernier ouvrage « Ce populisme qui vient » (Editions Textuel, septembre 2013).
Vous dénoncez le populisme qui selon vous admet l’existence d’une entité unique, le peuple, dans lequel disparaissent les intérêts multiples et contradictoires de la population. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Le mot de populisme a été passablement galvaudé ces dernières années. On lui a fait dire beaucoup de choses contradictoires, alors qu’en réalité on peut en donner une définition assez précise. Le populisme consiste à faire appel au « peuple », à son bon sens indéniable, à ses valeurs supposées. Le populiste n’est donc pas un simple démagogue qui, lui, se contente de plaire au plus grand nombre d’électeurs potentiels, mais il prétend être directement connecté au peuple tout entier. Ce qui bien sûr est une fiction, mais une fiction qui lui permet de remettre en cause les institutions démocratiques, parce qu’elles ne représenteraient pas vraiment ce « bon sens », ces « valeurs ». C’est ce qui permet par exemple à Manuel Valls, ministre de l’intérieur, de condamner en pleine séance de l’Assemblée Nationale une décision de la plus haute instance judiciaire française, la Cour de Cassation (dans l’affaire dite Baby Loup), parce qu’elle trahirait les vraies valeurs de la laïcité. Le problème n’est pas qu’il y ait des populistes – il y en a toujours eu – mais que dans un climat particulier, ils peuvent prospérer. C’est ce climat très particulier qu’il est plus difficile d’analyser clairement si l’on veut éviter les rapprochements trop faciles entre notre époque et les années 30. Mais il est vrai qu’il y a beaucoup des points communs, par exemple le sentiment collectif d’être cerné, d’être dans une situation d’urgence. On retrouve un tel sentiment dans l’Allemagne des années 30 et aujourd’hui dans l’ensemble de l’Europe occidentale. Regardez ce sondage IPSOS de février 2013 – qu’il faut bien sûr prendre avec des pincettes comme tout sondage -, mais dans lequel tout de même plus de 60 % des personnes interrogées estiment que la mondialisation est forcément une menace, et 87 % d’entre elles pensent qu’il nous faudrait « un vrai chef » !
Les populistes nient le réel, votre dernier livre est le fruit d’une longue enquête et vous avez reçu le prix de la désinformation…
Oui, le Club de l’Horloge, officine d’extrême droite, m’a décerné le prix de la désinformation, parce que tous les chiffres que j’avançais pour déconstruire le fantasme de l’islamisation de l’Europe (1) ne pouvaient que s’opposer à ce que ressent le vrai peuple. Dans le Figaro du jeudi 18 septembre dernier, j’ai eu droit au même réquisitoire pour Ce populisme qui vient de la part de l’éditorialiste Eric Zemmour : d’après lui je ne peux qu’être aveugle pour ne pas croire à la situation de guerre culturelle actuelle. En effet, dans les années 30, c’était la race qui était attaquée de toute part. Maintenant c’est la culture qui est attaquée. Même la laïcité est moins aujourd’hui un principe juridique applicable qu’une partie de notre patrimoine à défendre à côté du Château de Versailles et de l’héritage du Roi Soleil. Une des caractéristiques du populisme actuel est de jouer sur ce sentiment de défense culturelle générale pour transcender les distinctions partisanes entre la droite et la gauche. Son idéal type est le progressiste-réactionnaire lorsqu’il vient de la gauche comme Valls, et le réactionnaire-progressiste lorsqu’il vient de la droite, comme Marine Le Pen. Mais tout deux dansent sur la même piste. Depuis 2005 le Front National n’est plus un parti classique d’extrême droite, mais nationaliste d’un côté, et socialiste de l’autre (anti-capitaliste, anti-mondialistation), National Socialiste donc ! Marine Le Pen a compris que par ce moyen elle pouvait arriver au pouvoir. D’où sa focalisation sur l’ennemi musulman qui figure d’une part le Sarazin ennemi millénaire de la chrétienté pour attirer les conservateurs, et d’autre part l’anti-modernité pour attirer les progressistes ! Mais dans la guerre culturelle actuelle, les ennemis sont interchangeables à grande vitesse : le Rom, l’homosexuel, l’immigré peuvent devenir des musulmans de substitution… Jadis le populisme se nourrissait d’idéologies stables, certes sans doute plus monstrueuses mais au moins savait-on à quoi l’on avait affaire, aujourd’hui nous sommes immergés dans un populisme liquide. Toutes les combinaisons opiniologiques (et non plus idéologiques !) sont possibles. Par exemple pendant les manifestations contre « le mariage pour tous » on a pu entendre qu’il s’agissait d’un complot du lobby homosexuel (ce qui est le plus banal), mais aussi d’un complot néolibéral parce que la GPA (Gestation Pour Autrui) créerait de nouveaux marchés très lucratifs, et cela a même pu devenir un complot sioniste. Enfin, dernier danger du populisme liquide actuel, qui ronge les libertés publiques, c’est de ne plus être cantonné à des partis manifestement extrémistes…
Vous dénoncez le rejet des élites par les populistes, pourtant leur comportement consanguin n’est-il pas critiquable et ne constitue-t-il pas une source du populisme ?
Il est indéniable qu’il existe aujourd’hui une dérangeante connivence entre les milieux médiatiques, politiques et d’affaires. Il est évident, aussi, que si l’on s’attaque à la délinquance, il faut aussi s’attaquer au crime en col blanc et pas seulement aux banlieues, par exemple concernant le trafic de drogue. Mais le populiste dans sa dénonciation générale du système, en invoquant le peuple, ne change rien. Il participe même à la confusion qui profite aux plus malveillants, parce qu’ils mélangent les problèmes, mettant par exemple dans le même sac les élites financières internationales et les fonctionnaires qui seraient leurs alliés. Et il finit par fragiliser la seule barrière que l’on peut opposer à cette consanguinité des élites, barrière qu’il faudrait même renforcer : l’Etat de droit.
(1) Raphaël Liogier, Le mythe de l’islamisation, Seuil, 2012.