13.12.2024
Histoire secrète de la crise irakienne. 3 questions à Frédéric Bozo
Édito
22 novembre 2013
Historien, professeur à la Sorbonne nouvelle Paris III, Frédéric Bozo est un spécialiste de l’histoire de la Guerre froide et des relations transatlantiques. Il poursuit son œuvre de décryptage de la politique étrangère de la Ve république avec un nouveau livre Histoire secrète de la crise irakienne. La France les États-Unis et l’Irak 1991 2003, qui vient d’être publié chez Perrin. Il étudie la période qui va de l’alliance pendant la guerre du Golfe au désamour de la guerre d’Irak. La rigueur de l’historien n’empêche pas un sens du récit et une fluidité du style.
L’opposition à la guerre d’Irak a-t-elle constitué le triomphe diplomatique que l’on retient ?
Oui et non. D’un côté, l’opposition française à la guerre en février-mars 2003, illustrée par le célèbre discours de Dominique de Villepin au Conseil de sécurité des Nations unies le 14 février 2003, un discours applaudi, fait exceptionnel, par une bonne partie de l’assistance, a marqué les esprits : elle était en résonnance avec une opinion publique française, européenne et même mondiale opposée à une guerre injustifiée et dangereuse. Du même coup, la position française, définie par le refus d’une participation à ce qui apparaissait à Jacques Chirac —le véritable décideur dans toute cette affaire, même si Villepin a attiré à lui la lumière— comme une aventure militaire mais aussi par le rejet de toute tentative de légitimation onusienne, aura valu à la diplomatie française son heure de gloire. De manière au demeurant justifiée, puisque la suite des événements allait confirmer à quel point cette guerre aura été menée sur des motivations fausses et des présupposés erronés (à commencer par les soi-disant armes de destructions massives), entraînant les conséquences que l’on sait et que ni l’Irak, ni la région, ni la puissance américaine, qui s’est alors fourvoyée comme jamais, n’ont à ce jour surmontées. Mais d’un autre côté, il faut bien constater que ce « non » français aura, en définitive, été un non d’incantation plus que de construction : non seulement la France, comme il était prévisible, n’a en aucune manière pu empêcher la guerre, mais elle n’a pas réussi à bâtir sur cette position courageuse une alternative européenne crédible à un leadership américain devenu erratique après le 11 Septembre, et qui est aujourd’hui défaillant.
Alors que les événements ont donné raison à la position française on a le sentiment que celle-ci a fait profil bas après 2003. Pourquoi ?
Le discours de Villepin a eu pour effet optique d’occulter une donnée à mon avis centrale dans la gestion de cette affaire par la diplomatie française : le souhait d’éviter, tant que cela était possible, l’affrontement avec les Etats-Unis afin de préserver la relation franco-américaine. C’est ainsi que l’option du véto n’était considérée que comme un ultime recours et, en réalité, comme une arme de dissuasion visant à convaincre les Américains et leurs alliés britanniques de ne pas chercher à obtenir une résolution du Conseil de sécurité pour valider leur intervention, comme ils ont tenté de le faire en février-mars 2003. Le calcul français était d’ailleurs que Londres et Washington ne disposaient pas des neuf voix nécessaires pour faire voter une telle résolution et que, en cas de vote, celle-ci ne serait pas passée, sans qu’un véto français soit nécessaire —ce qui est sans doute le cas. Reste que les conséquences politiques de la menace du véto se sont révélées aussi dommageables pour la relation franco-américaine que son usage effectif, même si ce dernier n’a pas eu lieu en définitive. D’où, dès lors que l’affrontement n’a pu être évité, le souhait de la diplomatie française, Chirac en tête, de tenter de limiter les dégâts, notamment au lendemain de l’intervention anglo-américaine. Sans jamais se renier sur l’Irak, comme en témoignent ses conversations toujours très franches avec George W. Bush, le président français cherche alors à recoller les morceaux sur les autres sujets et à revenir à une relation franco-américaine normale, ce qu’il parvient d’ailleurs à faire —aidé en cela par le changement d’attitude américaine sur fond de fiasco irakien— dès 2005. C’est bien Chirac, avant Nicolas Sarkozy, qui a rétabli la relation franco-américaine.
Sur l’ensemble de vos livres vous démontrez quelles oppositions spectaculaires entre Paris et Washington n’empêchent pas une coopération approfondie entre les deux pays. Comment l’expliquez-vous ?
C’est un peu le secret de famille du couple franco-américain depuis le général de Gaulle. Lorsque celui-ci avait décidé, en 1966, de retirer la France de l’organisation militaire intégrée de l’OTAN, il n’avait aucunement à l’esprit une rupture de la coopération militaire entre Paris et Washington, jugée essentielle pour la sécurité de la France : bien au contraire, il s’agissait de la rétablir sur des bases solides, ce qui impliquait à ses yeux une relation plus équilibrée que celle de souverain à vassal qui avait caractérisé la Quatrième république. Tous ses successeurs ont agi de même, d’où un décalage entre une politique déclaratoire française parfois portée à la confrontation avec la puissance hégémonique et une coopération stratégique constante avec les Etats-Unis. La crise irakienne n’a en rien marqué une exception. Ainsi, malgré la passe d’armes entre Paris et Washington au printemps 2003, les relations en matière de renseignement et de lutte anti-terroriste sont demeurées extrêmement étroites et les relations proprement militaires n’ont souffert pendant deux ou trois ans que du fait de l’entêtement du secrétaire à la défense de Bush, Donald Rumsfeld, qui s’était mis en tête de « punir » la France pour son non à l’Amérique. Depuis, la relation stratégique franco-américaine est revenue à la normale, c’est-à-dire une coopération très étroite, y compris sur les théâtres d’opérations comme la Libye ou le Mali, sur lesquels la France est le seul pays européen, avec la Grande-Bretagne, à représenter aux yeux des Américains un acteur militaire sérieux. Aujourd’hui, il n’est pas faux de dire que la relation stratégique franco-américaine n’a jamais été aussi étroite —au point que le sentiment d’une défaillance vient plutôt des Etats-Unis, comme l’a illustré ces dernières semaines la crise syrienne.