04.11.2024
Entretien avec Gwenegan Bui, député du Finistère à propos du projet de loi relatif à la programmation militaire 2009-2014
Édito
5 décembre 2013
Entretien avec Gwenegan Bui, député du Finistère, Conseiller régional de Bretagne. Il vient de remettre un rapport sur le projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2009 à 2014, et portant diverses dispositions concernant la défense, que la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale a adopté.
Pensez-vous qu’il y ait un tabou sur un éventuel débat en France sur la dissuasion ? Pourquoi ?
Oui. En France, la dissuasion nucléaire ne fait l’objet de presque aucun débat public. L’exemple le plus récent, l’élaboration du Livre blanc, est éclairant, puisque ce sujet brille par son absence. Cela étant, en ayant décrété la « sanctuarisation » et confirmé le « maintien de la stratégie » de la dissuasion, le Président de la République avait d’emblée annoncé la couleur.
De manière générale, on se retranche derrière l’évidence d’un dogme établi, on fait croire que la doctrine est claire et ne souffre pas de besoins d’adaptation. L’on doit adapter notre réflexion car le monde a changé. La dissuasion soulève de nombreuses et légitimes questions : quelle utilité dans un monde multipolaire ? quelle doctrine pour quel emploi ? quelle soutenabilité financière ?, etc. Eu égard à l’importance des enjeux, ce sont des interrogations qui appellent un vrai débat public. Malheureusement, il est très difficile aujourd’hui de faire passer un tel message, et l’on cherche rapidement à décrédibiliser les promoteurs de ce débat, parfois sur le mode de l’invective. Je ne suis donc pas étonné que seules des anciennes personnalités publiques « inattaquables » (MM. Juppé, Rocard Quilès…) aient réussi, un peu, à l’amorcer.
Traditionnellement, on explique cet interdit par la prééminence du Président de la République, dont les prérogatives constitutionnelles en la matière sont claires, et le contexte historique y est également pour beaucoup. Mais ça n’est pas remettre en cause cela que de proposer que le Parlement puisse débattre de cet outil. Au contraire, ça serait s’inscrire dans les pas des autres démocraties alliées dotées de l’arme qui n’hésitent pas, elles, à débattre. Une rapide comparaison internationale nous montre l’importance de la pratique institutionnelle sous la Vème République. Les Etats-Unis, par exemple, se sont dotés du « Nuclear Posture Review », une sorte de Livre blanc consacré à la dissuasion nucléaire qui fixe les orientations à donner pour que l’arsenal nucléaire américain réponde plus efficacement aux menaces de notre temps. Mais on pourrait également citer le Royaume-Uni. Bref, preuve en est qu’il s’agit bien spécificité française.
La France doit-elle en période de tensions budgétaires conserver deux composantes ?
C’est vrai que la question de la soutenabilité financière se pose avec encore plus d’acuité dans un contexte budgétaire contraint. Aujourd’hui, on estime le coût total de la dissuasion nucléaire à environ 3,5 milliards d’euros par an. La part spécifique de la composante aéroportée est encore plus difficile à déterminer. Cependant, les recherches que j’ai pu mener à l’occasion de la rédaction de mon rapport pour avis au nom de la commission des Affaires étrangères sur la LPM 2014-2019 me conduisent à dire que l’ordre de grandeur relèverait de quelques centaines de millions d’euros, vraisemblablement entre 200 et 300 millions. Ce qui fait peu et beaucoup à la fois. Mais, encore une fois, ce chiffre reste approximatif, et il y a lieu de l’utiliser avec toutes les réserves qu’il se doit.
Par ailleurs, et au-delà des considérations financières, l’enjeu est de savoir si elle garde toute sa pertinence. Un des arguments régulièrement avancé pour justifier que la composante aérienne de la dissuasion soit écartée est sa vulnérabilité, contrairement à la composante océanique dont le principal avantage est de donner la certitude quasi-absolue d’une possibilité de frappe en second. A contrario, il ne faut pas perdre de vue que cette composante permet, d’une part, de donner un signe visible de détermination politique (par exemple via des manœuvres démonstratives lors d’une crise) et, d’autre part, d’autoriser des frappes de précision sur des objectifs déterminés. Sur ce dernier point, je précise tout de même qu’il ne s’agit en rien de la doctrine française en vigueur, comme François Mitterrand avait eu l’occasion de le réaffirmer fortement : la France ne frappera jamais qu’en second.
Quoiqu’il en soit, je constate que cette proposition, soutenue par des précédents historiques – je rappelle que le Royaume-Uni l’a supprimée en 1998 – revient régulièrement sur la table. Ce qui prouve, là encore, la nécessité d’un débat. A titre personnel, au regard d’un coût somme toute assez faible lorsqu’il est mis en perspective avec l’avantage stratégique procuré, j’y reste favorable.
L’arme nucléaire française a-t-elle une vocation européenne ?
Tout d’abord, disons-le simplement, il n’y a à l’heure actuelle ni consensus ni volonté de la part des autres Etats européens pour aller en ce sens. Il n’y a donc pas de possibilité de partage. Je relève néanmoins une certaine forme d’hypocrisie des Etats qui disent « non » à l’arme française mais qui restent, au fond, bien contents d’en bénéficier indirectement sans avoir à en assurer le coût.
Le contexte européen est complexe et difficile à appréhender. Echecs successifs de l’Europe de la défense, réintégration de la France dans le commandement intégré de l’OTAN, budgets de défense des Etats membres en baisse, pivot américain… Une nouvelle donne se fait jour et les divergences d’analyses relatives à la défense sur le territoire européen sont profondes.
Divergences sur le développement des programmes de défense antimissile de l’OTAN. La France souhaite que la défense antimissile balistique soit une protection complémentaire contre les menaces balistiques limitées, et en aucun cas une substitution à la dissuasion nucléaire. Mais ce n’est pas là un point de vue unanimement partagé, puisque certains de nos alliés, comme l’Allemagne, pensent que la défense antimissile pourrait constituer à terme un substitut à la dissuasion nucléaire.
Divergences et incertitudes également sur l’avenir des armes nucléaires tactiques américaines en Europe. Il y en a aujourd’hui près de 200, réparties sur six bases de l’OTAN et mises en œuvre par les avions allemands, belges, néerlandais, italiens et turcs. La question de leur retrait se pose régulièrement tant en raison des opinions publiques que de la volonté politique des Etats eux-mêmes. Pour le moment, ce « parapluie nucléaire tactique » éloigne la France de pressions européennes et internationales. Mais si les armes nucléaires tactiques devaient disparaître en Europe, la France et le Royaume-Uni se retrouveraient isolés, ce qui changerait probablement la nature de l’approche en la matière et les positions qui en résultent.