Questions à Mohammed Matmati
Docteur en Sciences économiques, HDR (Habilitation à diriger les recherches) en Sciences de gestion, Mohammed MATMATI est professeur senior en Management des organisations et en Géopolitique (Monde Arabe) à Grenoble Ecole de Management. Il vient de publier Basculement économique et géopolitique du monde, Poids et diversité des pays émergents, aux Éditions l’Harmattan. Il répond aux questions de Pascal Boniface.
La notion de « pays émergents » s’entend par rapport aux pays industrialisés, riches et puissants de la triade : Europe occidentale, Etats-Unis, Japon Il s’agit de quelques pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du sud qui cumulent sur la durée une croissance économique élevée, une économie caractérisée par une diversification industrielle, un commerce extérieur en développement facilitant l’insertion dans l’économie mondialisée, l’accroissement du niveau de vie moyen de la population accompagné de l’apparition d’une classe moyenne nombreuse dotée d’un pouvoir d’achat, une stabilité politique et une certaine influence géopolitique au plan mondial.
Cinq pays – Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du sud- constituent actuellement le « club » des pays émergents (les BRICS); une quarantaine de pays sont considérés par les économistes comme étant sur la voie de l’émergence économique.
Ces pays ont bousculé la hiérarchie mondiale des puissances, en termes de PNB et d’influence géopolitique, hiérarchie héritée des deux siècles précédents, ceux de la révolution industrielle et des rapports de force construits depuis la fin de la 2ème guerre mondiale.
Les pays « émergents » s’imposent progressivement comme des acteurs potentiellement concurrents des puissances économiques traditionnelles (Etats-Unis, Japon, Allemagne, France, Royaume-Uni, etc…). Il est significatif de relever que la Chine est devenue en 2010, la deuxième puissance économique mondiale derrière les Etats-Unis, reléguant le Japon à la 3ème place. En ce sens, ils provoquent potentiellement un basculement géopolitique du monde, une reconfiguration des rapports de force.
Ce basculement économique et géopolitique se produit par l’intérêt des pays développés à bénéficier de leur montée en puissance économique, ce qui les rend destinataires des investissements, et leur permet de jouer sur les leviers politiques pour se renforcer dans les organisations internationales (réévaluation de leur poids au FMI, exigences sur la question des sièges permanents au conseil de sécurité de l’ONU, résistance à l’OMC) et de se poser en leaders régionaux incontournables. Pour certains, ils deviennent détenteurs de la dette de économies développées et cette nouvelle force de frappe financière leur permet aussi de gagner en influence dans les différents sommets mondiaux
Ces pays devenus des acteurs majeurs sur les marchés des matières premières et comme marchés de consommation investissent à leur tour en Occident et dans le monde et se lancent à la conquête des ressources indispensables à l’expansion (terres, pétrole, bois, minerais) et des marchés nécessaires à l’emploi dont leur nombreuse population a besoin. De nouvelles multinationales non occidentales apparaissent en tête du classement mondial (la chinoise Lenovo, l’indien Tata, le Brésilien Embraer).
Les pays de l’OCDE ne peuvent plus les minorer et doivent s’attacher autant que possible leur collaboration dans la gestion des affaires du Monde.
Ils ont certains intérêts communs, à commencer par peser ensemble dans le même sens dans leurs stratégies de renforcement politique face aux puissances dominantes. Mais ces intérêts sont à minima. Ils sont principalement concurrents entre eux autant qu’envers les pays développés, tant économiquement, que sur la question de la mobilisation des investissements étrangers, la sécurisation de leurs approvisionnements stratégiques ou sur la question du leadership du « sud ».
La Chine qui pèse plus lourd (trois fois le PNB de l’Inde) que n’importe quel autre pays entend d’abord faire valoir « ses droits historiques » sur terre et sur mer dans toute l’Asie. Certains évoquent cependant le « match du siècle » entre les deux géants asiatiques, rivaux en Asie du sud-est et en Afrique et en quête d’énergie et de marchés. L’océan indien, aux portes de l’Afrique, continent d’avenir, et des hydrocarbures du Moyen-Orient, est devenu une importante zone très sensible. Le Brésil, riche de ses racines européennes et africaines, peut s’entendre avec l’Afrique du sud et l’Inde. La Russie fait souvent front diplomatique commun avec la Chine face à l’Occident, mais sa démographie et sa relative léthargie industrielle peuvent inquiéter cette puissance eurasienne, en dépit de ses colossales ressources. De surcroît, l’arbre des BRICS ne doit pas cacher la forêt d’une nouvelle vague de pays émergents : Mexique, Turquie, Viêtnam, Indonésie….
Le groupe des BRICS n’a de logique qu’externe, en tant qu’antagoniste des « vieilles économies », et pas de logique interne de coopération et d’intégration forte.