L'édito de Pascal Boniface

 Trois questions à Christian Delorme, initiateur de la Marche pour l’égalité et contre le racisme

Édito
10 janvier 2014
Le point de vue de Pascal Boniface
Le film « La Marche » a opportunément attiré l’attention sur la « Marche pour l’égalité et contre le racisme » née d’un mouvement de jeunes des Minguettes en octobre 1983. Le Père Christian Delorme, qui en fut l’un des principaux animateurs, retrace cette histoire dans un livre éponyme1 qui en explique l’origine, les difficultés, le déroulement et en fait le bilan. 

Quelles comparaisons feriez-vous avec l’exigence de dignité qui a conduit à la Marche il y a trente ans, et les revendications actuelles?
 

Je crois qu’on est toujours dans une quête de dignité, de respect, voire une demande d’être aimé, de la part des jeunes générations qui font partie des familles issues des immigrations venues du Maghreb ou de l’Afrique Noire. Cette part de la population française continue de faire la douloureuse expérience d’une non-reconnaissance : celle de son appartenance légitime à la population et à la nationalité françaises. Depuis trente ans, on entend toujours les mêmes discours de la part du monde politique et du monde médiatique majoritaires, qui continuent d’exiger de jeunes qui sont nés en France, qui y ont grandi, de fournir la preuve de leur « intégration ». On leur demande de faire état de leur véritable attachement à la France, tout en ne cessant jamais de leur renvoyer leur « étrangeté »! Tout ce qui s’organise dans les banlieues autour de l’appartenance à l’islam, en particulier, me paraît d’abord une tentative d’exercer un rapport de force dans notre société afin de lui dire : « J’existe! Et puisque vous ne me reconnaissez pas comme étant de ce pays, le voilà mon pays : l’espace islamique que je suis en train de créer au milieu de vous! »
 
 

Même si vous n’occultez pas les ratés de l’opération, vous considérez qu’au final la Marche a été porteuse de progrès. Lesquels?
 

Le jeune sociologue Abdellali Hajjat, dans le livre qu’il a consacré à la Marche de 1983 2, estime que celle-ci fut une sorte de « Mai 1968 » des enfants des immigrations post-coloniales. De fait, l’initiative partie du quartier des Minguettes en banlieue lyonnaise a été l’occasion d’une grande prise de parole des jeunes des quartiers populaires. La Marche a été ce moment fondateur dans l’histoire contemporaine de notre pays, où cette jeunesse issue des immigration post-coloniales a pris brusquement conscience de son importance dans la société française. C’est, également, l’évènement qui a révélé à l’ensemble de la société française le nouveau visage « métissé » qui était désormais le sien. La Marche a aussi abouti à la mise en place de la « carte unique de dix ans » pour tous les étrangers légalement établis en France, une promesse électorale du candidat François Mitterrand à l’élection présidentielle qui n’aurait peut-être jamais été concrétisée autrement. Ce progrès a changé de manière heureuse la vie des millions d’étrangers et a contribué à leur inclusion dans notre société. Il faut surtout ne pas oublier que la Marche a été une action non-violente de grande envergure, qui a témoigné d’un profond désir de la majeure partie de cette jeunesse de faire entièrement partie de la République en se réclamant de ses valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. Elle reste une leçon de civisme!
 
 

Vous rappelez une terrible réalité souvent oubliée : le meurtre raciste bénéficiait au début des années 80 d’une incroyable mansuétude de la part des services de police et de gendarmerie, et de la part des magistrats lorsque les auteurs invoquaient la « légitime défense » pour masquer le racisme. Entre le 1er janvier 1980 et le 31 décembre 1982, plus de cinquante meurtres de Maghrébins ont eu lieu dans ces circonstances diverses. Ce simple rappel peut-il montrer que, malgré les difficultés, les choses évoluent positivement ?
 

A l’origine de la Marche, en effet, il y a la multiplication de meurtres de jeunes Maghrébins, sous couvert, généralement, de « légitime défense », et la balle qui a failli tuer Toumi Djaïdja, aux Minguettes, dans la nuit du 20 juin 1983. Un journaliste, Fauto Guidice, a pu écrire un livre au titre évocateur:  Arabicides 3, qui recense une grande partie des victimes de ces années noires qu’ont été les années 1970 et 1980. L’époque restait marquée par les violences de la guerre d’Algérie, et les réseaux anti-Algériens étaient encore vivaces sur le sol de notre pays. La Marche a dénoncé ces meurtres mais elle n’a pas suffi à faire reculer ce phénomène. Il faudra encore quelques années de lutte pour que les Parquets se décident à mettre en détention et à faire traduire en Cour d’Assises les auteurs de pareils meurtres. Dès lors que la justice va vraiment les sanctionner, ces meurtres vont presque disparaître.

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1. La Marche. La véritable histoire qui a inspiré le film, Bayard, 2013, 212 p.
2. La Marche pour l’égalité et contre le racisme, Editions Amsterdam, 2013, 262 p.
3. Arabicides: Une chronique française, 1970-1991, La Découverte, 1992, 358 p.
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