04.11.2024
« Le Temps des humiliés ». Questions à Bertrand Badie
Édito
9 avril 2014
Professeur des universités à Sciences-Po Paris, Bertrand Badie a constitué une solide œuvre en relations internationales. Il a publié plus d’une vingtaine d’ouvrages, dont La fin des territoires, L’impuissance de la puissance ou La diplomatie des droits de l’homme. Il a également formé de nombreux étudiants. Son dernier ouvrage Le temps des humiliés, constitue une analyse très critique du discours occidental sur la morale et les valeurs.
Vous écrivez que l’humiliation est devenue un paramètre des relations internationales. Que voulez-vous dire par là ?
L’humiliation est certes un trait humain, banal et permanent. J’ai voulu dans ce livre aller au-delà : du fait de la présence de plus en plus active des sociétés sur la scène internationale, du fait de la mondialisation, du fait aussi des inégalités et de la pluralité culturelle qui marque un monde habitué à davantage d’homogénéité, l’humiliation est devenue comme un trait structurel de notre système international, un paramètre producteur de diplomatie et de politique étrangère, une source décisive des nouveaux conflits. Notre système international tend à se caractériser d’abord et avant tout par une concurrence effrénée des Etats visant à protéger, réévaluer leur statut et rabaisser celui de concurrents gênants, souvent venus d’ailleurs. On peut, en fait, émettre l’hypothèse que l’Occident, autrefois seul à gérer l’international, ne sait pas partager la gouvernance d’une mondialisation qui n’est plus limitée à l’Europe et au Nord et qui est faite de besoin d’inclusion et de respect de la diversité.
Selon vous, la paix n’a jamais été aussi dépendante des progrès du respect. Pouvez-vous nous en dire plus ?
En effet, la belligérance n’est plus aujourd’hui ce qu’elle était hier, une compétition de puissance. Elle s’inscrit principalement maintenant dans les rapports entre faibles ou entre faibles et forts. Par ailleurs, elle implique de plus en plus les sociétés, s’éloignant autant de ce qu’était autrefois le combat entre monstres froids. En fait, elle n’oppose plus comme jadis des égaux, mais des protagonistes différents et de poids dissemblables : autant de facteurs qui donnent à l’humiliation un rôle particulièrement aigu… En fait, on s’oppose désormais sur une rivalité de statut plus que sur une concurrence de puissance.
L’humiliation crée la recherche d’un statut plus valorisant parfois dans la violence, parfois dans l’idéologie extrême. Ne risquez-vous pas d’être accusé d’expliquer et donc de légitimer l’opposition au monde occidental ?
Expliquer n’est pas excuser, encore moins approuver. On a déjà souligné combien les circonstances et les termes humiliants de la paix de Versailles, en 1919, ont préparé les drames de la Seconde guerre Mondiale et les dérives du troisième Reich : était-ce pour les approuver ? Ne pas voir les risques que nous prenons aujourd’hui en maniant, parfois même de façon inconsciente, l’arme de l’humiliation pourrait nous conduire à une nouvelle catastrophe.
Vous écrivez que la France de Chirac, Sarkozy, Hollande, du néo-gaullisme, du libéralisme de la social-démocratie, apparaît comme une puissance moyenne post bipolaire, au total moins autonome qu’au temps de la bipolarité la plus structurée. Pensez-vous que le gaullo-mitterrandisme est mort ?
Il s’est en tout cas interrompu quelque part en 2003, entre le début de la guerre d’Irak et le réalignement atlantiste de la France amorcé dès le G8 d’Evian, la même année…Cette mutation est à mettre en perspective avec le coût (exagérément) anticipé d’une opposition frontale avec les Etats-Unis de George W. Bush mais aussi avec les changements intervenus en Europe lors de son élargissement qui privait la France de son leadersip diplomatique sur le Vieux Continent. Certaines des thèses néo-conservatrices ont même été reprises et le sont encore, alors qu’elles dépérissent ailleurs. Mais j’en reviens au propos même de mon livre : cet affaissement tient d’abord à cette incapacité de la France, comme de beaucoup d’Etats occidentaux, de penser la mondialisation et de forger une diplomatie d’altérité, émancipée des paradigmes du Congrès de Vienne….