13.12.2024
« Lyautey, le Résident » – Trois questions à Guillaume Jobin
Édito
26 mai 2014
Guillaume Jobin est président de l’école supérieure de journalisme de Paris, auteur de « Lyautey, le Résident », paru chez Magellan & Cie, Paris, en avril 2014. Il répond à mes questions.
En quoi Lyautey se distingue-t-il d’autres grandes figures du colonialisme français ?
Le cadre des dirigeants coloniaux se compose surtout d’aventuriers au 19e siècle, civils ou militaires, Savorgnan de Brazza au Congo, le Commandant Rivière en Indochine, Laperrine au Sahara… puis au 20e de politiques en rupture de maroquins ministériels, comme Steeg en Algérie. Lyautey n’est ni l’un ni l’autre. Il vient d’un milieu bourgeois, conservateur, élitiste, au service de la France (et nullement aristocrate et monarchiste comme ses hagiographes des années 1930 ont voulu le faire croire). C’est un officier d’état-major puis de cavalerie, très classique, mais que rien ne pousse à aller sous les tropiques. Il partit en Indochine par le gré des événements, puis suivit Galliéni à Madagascar, par fidélité à son mentor. Ces événements sont surtout représentés par une première « trahison » vécue par son milieu d’origine quand il publie un pamphlet, pas si anonyme que ça, dans la Revue des Deux Mondes, en 1891, « le Rôle social de l’officier ». Chez Galliéni, il trouve un officier laïc, de gauche, pacifique, plus créateur que destructeur, engagé volontairement dans la Coloniale et indépendant d’esprit.
Galliéni comme Lyautey vont innover dans la politique coloniale française. Ils obéissent au gouvernement, ce qui est rare. Ils sont économes du sang de leurs hommes et de leurs adversaires, si acculés au combat, ils combattent vite pour gagner et pas pour pratiquer la politique de la terre brûlée. Ils sont adeptes de la conquête par les moyens politiques, par les « Indigènes » (sic) eux-mêmes, toutes méthodes qui auraient pu réussir en Afghanistan aujourd’hui ou en Algérie dans les années 1950, tribu par tribu, par l’argent, la médecine et le commerce, autant que par la menace et les armes.
De vous dresser de lui un portrait à la fois réactionnaire et progressiste, où se situe le curseur ?
Le curseur n’est nulle part, comme un électron, Lyautey change constamment. Politiquement, Lyautey est plutôt de droite, même s’il ne s’est jamais vraiment exprimé sur le sujet. Il n’aime pas les combines et combinaisons, notamment radicales de la IIIe République. Il travaille néanmoins avec un éventail assez large de factions politiques, notamment avec Poincaré et Clémenceau, considéré comme d’extrême gauche en son temps. Presque athée au début du 20e siècle, Lyautey sût s’attirer l’hostilité de l’Église catholique, du clan « Pétain » de l’état-major en 1925-1926, des francs-maçons tout au long de ses treize ans de « règne » au Maroc. C’est un personnage inclassable, chez qui l’action et l’esthétisme priment avant tout. Homosexuel, il sait qu’il doit taire ce « travers » impardonnable dans son milieu, il en perçoit la marginalité et cela ne fait que renforcer son côté humain. Il fut un des rares officiers issus des classes dirigeantes pro dreyfusard, au nom même de ce besoin de protection des minorités. En 1907, à Alger, il découvre « l’Orient », comme d’autres avant lui, de Napoléon III à Guy de Maupassant. Il se passionne pour l’islam, les Arabes et les colonisés et cette approche fut à la base de sa politique de sauvegarde de l’apparence de la dignité du Marocain et des institutions du Royaume chérifien. Ne manquant pas de lucidité sur lui-même, il dit : « Ne dites pas de moi, il est ceci ou cela. Je suis ceci et cela. » Il est mondain, proche des intellectuels et des artistes, il a un mépris de plèbe, disant « il y a ceux qui rayonnent, et les autres, les parasites qui absorbent ». Vieillissant, il s’aigrit dans sa Lorraine natale, mais ne cède pas pour autant aux sirènes de l’extrême-droite, de Maurras qu’il méprisait, à ses confrères maréchaux qui lui proposèrent même une tentative de putsch.
Le succès de votre livre au Maroc montre que la figure de Lyautey est toujours très présente, comment l’expliquer ?
Au Maroc, Lyautey est plus qu’une sorte de vice-roi à l’anglaise ; tous les clichés coexistent, du Colonel Kurtz de Conrad et Coppola, à « L’homme qui voulut être roi » de Kipling, en passant par le proconsul romain, et même il fut une sorte de De Gaulle à Londres lorsque Pétain l’humilia publiquement en 1925, le forçant à rentrer sans gloire en France. Les éléments qui furent les clefs de son succès furent aussi les facteurs de l’hostilité que lui témoigna le « parti » colonial français. Il restaure la monarchie, protège l’islam et sa pratique, isole les Marocains des militaires et fonctionnaires français, réalise tout au nom du Sultan, se proclame le « premier serviteur » de Sa Majesté, bloque l’arrivée des colons, « petits blancs », restaure l’économie du Royaume. Il n’en fallait pas plus pour que les élites marocaines qu’il sut choyer et le peuple le portent au pinacle ; d’autant plus que les Marocains sont parfaitement informés de la politique raciste mise en œuvre en Algérie d’où fuirent 200.000 personnes réfugiées dans le voisin de l’Ouest. « Lyautey est absorbé dans l’imaginaire marocain », il est passé de l’autre côté de la barrière et s’identifie à ce peuple qui lui tolère toutes ses excentricités, sans limites. Les intellectuels progressistes français, dans les années 1950, et les Marocains dans les années 1970, auront beau jeu de lui reprocher d’avoir « remis en selle », au propre et au figuré, le monarque et son entourage, appelé le « makhzen », par ceux-ci. Lyautey a su aller à contre-courant des idées reçues des Français et des Marocains, de 1912 à 1925, bénéficiant d’un éloignement de Paris et donc d’une quasi-totale liberté d’action, impensable dans la philosophie du micro-management conduit par la France dans l’après 2e Guerre mondiale.
Par ailleurs, la tradition s’ancre dans l’Histoire. Les Marocains, comme les Anglais et bien plus que les Français, sont passionnés par l’Histoire de leur propre pays. Pourtant au Maroc, celle-ci fut réservée à l’élite intellectuelle coloniale jusqu’à l’indépendance en 1956 et mise sous cloche, de plus en plus focalisée ou éclairée par le discours officiel, pendant quelques décennies, sous Hassan II. La soif de savoir s’est réveillée depuis quelques années, tant chez les jeunes éduqués que les anciens qui ont vécus les « années de plomb ». Repus d’idées toutes faites, les lecteurs, jusqu’il y a deux ou trois ans et remise en éveil, le plus souvent par les auteurs, historiens ou journalistes, comme Omar Saghi ou Souleïman Bencheikh, auteur de « Le dilemme du Roi » qui se sont attachés à l’analyse des mythes de la société marocaine et leur décryptage, se sont remis à lire, entraînant d’ailleurs un sursaut positif du secteur de l’édition au Maroc. Lyautey est un personnage majeur et « positif » dans l’imaginaire marocain, bien qu’étranger et c’est justement le fait d’être étranger qui le sort de la critique et le range dans les acteurs majeurs de la reconstitution du Maroc moderne.