13.12.2024
« Traiter avec le diable » – Trois questions à Pierre Grosser
Édito
24 juin 2014
Pierre Grosser est historien, spécialiste de l’histoire des relations internationales et du monde post-guerre froide. Il enseigne à Sciences Po et est membre de son Centre d’histoire. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage Traiter avec le diable, paru aux éditions Odile Jacob.
En quoi la référence rituelle aux accords de Munich empêche-t-elle une véritable compréhension des relations internationales contemporaines ?
La référence à Munich sert en politique intérieure pour fustiger le compromis, voire la discussion avec un régime (ou un groupe) jugé infréquentable ou un Etat suspecté d’être agressif. C’est surtout une accusation de faiblesse et de manque de « virilité » (et de « puissance »). La référence s’est étendue, puisque l’Holocauste est devenu centrale dans la mémoire de la Seconde Guerre mondiale. Céder à Hitler n’aurait pas seulement condamné la Tchécoslovaquie, mais aussi les Juifs. Même si la volonté de ne pas rééditer Munich a mené aux interventions de Suez et du Vietnam, le syndrome de Munich reste plus puissant que le syndrome de Suez, du Vietnam, voire « irako-afghan ». La comparaison Ukraine-Tchécoslovaquie en 2014 a été omniprésente. La prescription est non seulement qu’il ne faut pas céder et qu’il faut montrer ses muscles, mais c’est aussi un appel à la guerre préventive, avant que le diable soit trop fort et sûr de lui, ou avant des massacres de masse. Mais peut-on intervenir préventivement partout en considérant qu’un Hitler sommeille dans tous les « méchants » sur la scène internationale ? Et surtout, la crise de Munich était bien plus complexe que les « va-t-en-guerre » et les « y-avait-qu’à » le pensent. Comme les Etats-Unis aujourd’hui, connaissant des difficultés financières, des défis au Moyen-Orient, en Asie orientale, en Europe orientale, etc., le Royaume-Uni était une puissance mondiale qui craignait de faire la guerre à la fois en Europe, en Méditerranée et en Asie. Faire la guerre pour empêcher des populations germanophones de devenir allemandes n’aurait pas été très facile à justifier, surtout en s’appuyant sur Staline qui avait massacré bien plus de monde qu’Hitler. Et faire une guerre, vingt ans après 1918, pour empêcher une guerre, était un calcul risqué.
Le besoin d’inventer des diables est-il le propre du monde occidental ?
Diaboliser n’est pas inventer des diables. Les régimes ou groupes diabolisés ont effectivement des comportements qui nous choquent – ce qui ne veut pas dire que les comportements du monde occidental ne sont jamais choquants…. Bien entendu, la diabolisation est bien souvent réciproque, et cela crée des dynamiques auto-entretenues, rendant difficile la désescalade. Les « mollah fous » agitent la menace du « grand Satan ». La diabolisation est facilitée par les discours des « faucons » de l’autre camp. C’est pourquoi la politique de l’insulte ou la rhétorique guerrière joue dans la main des « faucons ». La guerre froide a pris fin lorsque l’autre camp n’a plus été considéré comme une menace. La discussion, et plus encore la négociation, sont difficiles lorsque l’autre vous diabolise et semble ne vouloir que la solution de l’éradication. Néanmoins, il existe des spécificités du monde occidental. Les diables le sont souvent en vertu d’universels. Ils ne sont pas dans le sens du progrès, de l’histoire. Ils vont à l’encontre de règles que nous considérons comme universelles. Ils contestent la démocratie de marché, ne respectent pas des droits que nous avons définis et étendus (la Russie de Poutine critiquée au moment des JO de Sotchi pour sa politique à l’égard des homosexuels). La diabolisation est portée par des groupes militants, mais aussi par le pouvoir lorsqu’il doit mobiliser l’opinion pour une action de force. A cette surpolitisation s’ajoute une sous-politisation, par l’établissement de listes de « critères de civilisation » (pour des prêts ou des aides, ou bien pour adhérer à des clubs) et de listes de contrevenants (listes de groupes terroristes, listes de pays ne luttant pas vigoureusement contre le trafic des êtres humains…), ou par des processus de certification et de décertification.
Vous terminez sur une note optimiste. Le monde va-t-il mieux ou moins mal qu’avant ?
Tout d’abord, être optimiste ou pessimiste n’est pas neutre. Les théories des relations internationales sont remplies de jugements optimistes (le monde progresse et on peut le faire progresser) ou pessimistes (il y aura toujours des guerres et des menaces). A force de parler de la guerre de 1914 n’est-on pas devenu plus pessimiste en 2014 ? Le cocktail de pessimisme et d’optimisme peut être dangereux. Ainsi de l’Allemagne en 1914 sûre de sa valeur mais craignant la dégradation de sa position internationale ; ou des néoconservateurs sûrs de leur force mais surévaluant la dangerosité de leurs ennemis. Ensuite, le passé est souvent reconstruit. La guerre froide apparaît comme l’ère sympathique de la stabilité bipolaire, et on oublie les peurs des révolutions dans les années 1960 ou de la progression soviétique dans les années 1970. Enfin, il faut tenir compte de toutes les crises, guerres ou attentats qui avaient été annoncés et qui n’ont pas eu lieu. Dans l’ensemble, les bouleversements démographiques, économiques et sociaux dans le Sud ont pour le moment donné moins de convulsions qu’on pouvait l’imaginer (à partir du précédent européen par exemple). Des milliers d’acteurs des Etats, des ONG, des organisations internationales arrivent souvent à contenir maints désordres. Les grands affrontements et les totalitarismes criminels du XXe siècle semblent derrière nous. Le problème est que l’exigence d’ordre immaculé, ainsi que de risque et de violence « zéro », rend les Occidentaux facilement pessimistes, d’autant qu’ils ont l’impression d’avoir de moins en moins de prise sur le monde.