ANALYSES

Intervention en Syrie, otage en Algérie … Vers un nouveau tournant de la lutte contre l’Etat islamique ?

Interview
23 septembre 2014
Le point de vue de Didier Billion
Comment expliquer une telle implication de la France dans la lutte contre l’Etat islamique? Que risque-t-elle en s’engageant de la sorte ?

L’implication de la France procède d’une position affirmée depuis de nombreuses années : la volonté intransigeante de lutter contre toutes les formes, notamment djihadistes, de terrorisme. François Hollande et Laurent Fabius l’ont clairement énoncé lors de la dernière conférence des Ambassadeurs à la fin du mois d’août : le développement d’organisations djihadistes, et notamment l’Etat islamique (EI), est un facteur extrêmement perturbateur de l’ordre régional et international, il est donc nécessaire de ne pas perdre le moindre temps pour combattre ces groupes qui ont pris une importance préoccupante, notamment en Syrie et en Irak.
Il faut cependant prendre garde au phénomène de loupe médiatique qui déforme la réalité de l’EI. Nous savons en effet qu’il ne peut aligner que 25 000 combattants – même si ce sont 25 000 de trop -, qui ne peuvent à eux-seuls mettre en péril l’ensemble de l’édifice régional. Toutefois, au vu de la complexité des autres dossiers de la région, tels la Syrie, le dossier nucléaire iranien, le conflit israélo-palestinien, la situation d’Etats faibles ou affaiblis comme la Jordanie et le Liban, il s’avère évident de mener une lutte résolue contre l’EI. On doit néanmoins veiller à ne pas se focaliser uniquement sur l’aspect strictement militaire de la lutte contre l’EI, qui est certes nécessaire mais insuffisant à lui seul. Il faut aussi développer un cadre politique qui n’est pas, à ce jour, suffisamment clairement énoncé. De ce point de vue, on peut espérer que l’Assemblée générale de l’ONU, qui va se tenir dans les jours à venir, sera l’occasion de tracer ce nécessaire cadre politique clair avec des objectifs politiques précis.
En s’engageant ainsi, la France prend certes des risques. L’EI, et c’est une de ses spécificités, est en situation de drainer un certain nombre de combattants djihadistes à l’international qui affluent vers l’Irak et la Syrie, devenus à leurs yeux le terrain de combat privilégié contre les « mécréants ». Un grand défi aujourd’hui pour la France et les autres pays occidentaux (Belgique, Allemagne, Royaume-Uni, etc.) est que leurs ressortissants nationaux partis combattre en Irak et en Syrie, une fois rentrés dans leur pays d’origine, sont autant de dangers terroristes potentiels.

Comment peut-on interpréter les frappes de la coalition sur le sol syrien ? Assiste-t-on à un tournant dans la lutte contre l’organisation djihadiste ?

Nous faisons aujourd’hui face à un paradoxe majeur. On se souvient qu’il y a un an, il était fortement question de bombarder le régime syrien suite à l’utilisation d’armes chimiques dans la banlieue de Damas mais que cela n’a pas été fait in fine , alors qu’aujourd’hui les Américains et certains de leurs alliés au sein de la Coalition anti-EI (Jordanie, Qatar, Arabie Saoudite, Emirats arabes unis, Bahreïn) sont en train de bombarder les positions de l’Etat islamique en Syrie. Le retournement de situation est donc total. A ce jour, aucun des membres de ladite coalition n’a osé prendre des contacts politiques avec le régime syrien, du moins officiellement, pour coordonner des activités anti-EI. Les responsables syriens ont pour leur part fait savoir qu’ils étaient tout à fait prêts à en discuter avec la dite communauté internationale. Il est cependant important de noter que les bombardements sur le sol syrien ne s’inscrivent pas dans le cadre d’un mandat de l’ONU, ce qui pose un problème majeur, et que ces bombardements ne remplaceront pas la nécessaire dimension politique à mettre en œuvre. Il s’agit en réalité de coordonner la lutte contre l’EI avec le régime syrien, ce qu’aucun membre de la coalition ne semble disposer à faire, puisque ce serait conforter voire même remettre en selle Bachar al-Assad dans le jeu régional et international. Ces frappes sont donc un tournant sur le plan militaire mais ne constituent pas à ce stade un tournant politique. Tôt ou tard, il faudra nécessairement coordonner des actions avec le régime syrien. Si tout le monde s’y refuse aujourd’hui, il apparaît comme vraisemblable que la realpolitik imposera, sous une forme directe ou indirecte, de collaborer avec ce dernier, aussi odieux soit-il.

L’ouverture de la frontière aux réfugiés kurdes par la Turquie ainsi que la fermeture de cette dernière dans le sens des départs vers la Syrie, sont-ils le signe d’un changement de positions de la Turquie au sujet de l’Etat islamique ?

La Turquie est aujourd’hui dans une situation très compliquée car on sait que le gouvernement turc a mis tout son poids pour abattre le régime de Bachar al-Assad depuis l’été 2011. On peut discuter de l’opportunité d’une telle politique mais il s’agit du choix des autorités turques. Le problème est que, tout à cet acharnement à faire tomber le régime syrien, le soutien des Turcs aux « insurgés » anti-Bachar al-Assad n’a pas été très sélectif. Ces derniers ont ainsi soutenu tous les groupes insurgés, y compris les plus radicaux. Cette ligne politique a induit une ambivalence des autorités politiques turques à l’égard d’al-Nosra et de l’EI puisqu’on sait qu’une aide matérielle et logistique a été acheminée par la Turquie pour laquelle les autorités ont fermé les yeux et montré une certaine complaisance.
Aujourd’hui, la Turquie est pour le moins embarrassée pour deux raisons principales.
Tout d’abord, l’Etat islamique a manifesté des avancées impressionnantes depuis la fin du printemps dernier, et ce alors que le groupe détenait une quarantaine de ressortissants turcs (relâchés le weekend dernier), ce qui plaçait le gouvernement dans une situation difficile.
Ensuite, depuis le courant de l’été, ce sont les organisations de la mouvance kurde qui sont en première ligne pour combattre l’Etat islamique. Or, nous savons que la question kurde est une question centrale en Turquie, c’est pourquoi les autorités hésitent grandement à avaliser les choix des puissances occidentales d’aides militaire, logistique et matérielle, aux combattants kurdes contre l’EI, craignant de les renforcer. Il semble donc impératif que le gouvernement turc repolitise la relation avec l’Irak (condamnation ferme de l’Etat islamique) et la question kurde. Nous savons que le PKK est en négociation avec le gouvernement turc depuis maintenant plus d’un an et demi et que ces dernières marquent le pas depuis plusieurs mois. Il apparaît donc comme nécessaire de relancer ces dernières afin que le gouvernement turc puisse mieux contrôler le processus d’aide aux Kurdes. Paradoxe supplémentaire, le PKK (et par extension sa projection kurde syrienne, le PYD) est une entité classée comme organisation terroriste à la fois par les Turcs, l’Union européenne et les Etats-Unis. Les Turcs se contentent aujourd’hui d’apporter une aide humanitaire, mais ils ne pourront pas rester éternellement dans une position ambiguë car la situation les concerne en premier lieu au vu de leur proximité géographique avec le théâtre des affrontements, celle-ci disposant de longues frontières communes tant avec la Syrie qu’avec l’Irak.
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