ANALYSES

Tokyo/Canberra : un renforcement des relations sécuritaires et économiques pour quelles conséquences ?

Interview
12 juin 2014
Le point de vue de Edouard Pflimlin
Alors que le Japon et l’Australie viennent de se réunir lors d’une rencontre dite ‘2+2”, la cinquième du genre, comment définir jusqu’alors la nature de leurs relations ?

Jusqu’à présent, l’Australie était un partenaire stratégique pour le Japon. Canberra et Tokyo ont des intérêts stratégiques dans la paix et la stabilité régionales, soutenues par des valeurs démocratiques communes et un attachement à la primauté du droit. Cette convergence d’intérêts communs est assez ancienne. Elle s’est accélérée depuis 2007 : en mars de cette année-là une Déclaration conjointe sur la coopération de sécurité a été signée par le Premier ministre japonais Taro Aso et le Premier ministre australien John Howard lors de sa visite au Japon. Elle envisage alors la coopération sécuritaire dans de nombreux domaines : aide humanitaire, notamment en cas de catastrophes naturelles, contre-terrorisme, lutte contre la prolifération…
Depuis, la coopération n’a cessé de se renforcer. Et pas seulement de manière bilatérale.
Il convient en effet de rappeler qu’elle s’effectue aussi avec les Etats-Unis, allié proche à la fois du Japon et de l’Australie. Des exercices navals à trois – Japon, Etats-Unis, Australie – se déroulent périodiquement. Ils visent à tester l’interopérabilité des forces en cas de conflit militaire. Ils s’inscrivent dans le cadre du “pivot” asiatique de l’administration Obama. Ce rééquilibrage des forces américaines dans le monde vers l’Asie où, à terme, 60 % de la flotte américaine sera déployée, a des conséquences pour l’Australie, qui voit son rôle stratégique renforcé. Le déploiement de militaires américains, des Marines, s’effectue depuis peu dans le cadre de leur rotation vers la base australienne de Darwin, dans le nord de l’Australie.
Enfin, le 4 décembre 2013, des annonces ont été faites concernant la participation de l’Australie au programme des Etats-Unis de défense anti-missiles. Or, le Japon coopère très étroitement avec les Etats-Unis sur ce programme phare. La coopération militaire est donc forte à plusieurs niveaux.
Mais les relations entre le Japon et l’Australie ne sont pas seulement fortes sur le plan militaire mais aussi au niveau économique.
Sur ce plan, les échanges entre les deux pays sont importants : l’Australie est l’un des tout premiers fournisseurs de matières premières du Japon, ainsi que son principal fournisseur d’énergie. L’Archipel nippon est le deuxième marché des exportations australiennes, mais il est aussi l’un des plus grands investisseurs en Australie. Et les liens se renforcent.
En visite officielle au Japon, début avril, le Premier ministre australien, Tony Abbott, a signé avec son homologue, Shinzo Abe, un accord de libre-échange après sept années de difficiles négociations. La conclusion de ce traité est rendue possible par le rapprochement de leurs positions sur la fixation du taux de deux taxes. Selon les termes du traité, la taxe sur l’importation de bœuf australien au Japon, actuellement fixée à 38,5 %, sera divisée par deux en 18 ans, passant de 38,5 à 19,5 %. Les fruits et légumes, le sucre, les poissons et fruits de mer, mais aussi les vins australiens vont de même bénéficier de baisses des taxes sur les importations au Japon. En contrepartie, la taxe de 5 % pesant sur l’importation des voitures et des produits électroménagers japonais en Australie sera supprimée.
Dès l’entrée en vigueur de cet accord, au plus tard fin 2015, l’Australie deviendra ainsi le premier pays exportateur de produits agricoles à bénéficier d’avantages fiscaux sur le territoire du Japon, connu pour son protectionnisme dans le domaine agricole.
A ce renforcement des liens économiques, s’ajoute l’approfondissement de la coopération en matière de défense, ce qui transforme cette relation. Le ministre de la Défense australien, le Sénateur David Johnston, a déclaré que les deux pays étaient des ‘partenaires naturels’ qui transforment ‘leur forte relation en une relation spéciale’.

Les deux pays viennent de conclure un accord en matière d’équipement de défense. Qu’est-ce que cela signifie ?

Plusieurs significations sont perceptibles. On l’a dit, c’est un approfondissement de leur relation qui devient ‘spéciale’, ou ‘privilégiée’. Cela montre que le Japon de Shinzo Abe, et l’Australie de Tony Abbott cherchent à renforcer leurs capacités en matière de défense dans un contexte de plus en plus agressif sur le plan militaire en raison du développement militaire chinois et de ses revendications territoriales, qui provoquent de vives tensions comme c’est actuellement le cas avec le Vietnam.
Sur le plan industriel de défense, cela ouvre des perspectives intéressantes pour les deux pays. Pour l’Australie, il s’agit clairement de faire appel à l’expertise technologique japonaise. Pour le Japon, c’est un moyen de développer son industrie de défense en lui offrant de nouveaux débouchés, alors que Tokyo a assoupli récemment ses règles, jusqu’alors très strictes, en matière d’exportation d’armements.
Les ministres de la Défense des deux pays ont abordé la possibilité d’un transfert de technologie japonaise en matière de sous-marins, au moment où Canberra songe à remplacer sa flotte de sous-marins, un budget estimé à environ 37 milliards de dollars sur plusieurs années. Avec seulement 6 sous-marins, la flotte australienne est très insuffisante pour couvrir les côtes et les approches maritimes du vaste continent austral. Le Livre Blanc 2009 de la défense de l’Australie envisageait la construction de 12 nouveaux sous-marins d’attaque rapide diesel-électrique, devant être la pièce maîtresse de la marine australienne en 2030. Un nouveau Livre Blanc pourrait revoir ce chiffre à la baisse l’an prochain.
Après avoir évalué différentes hypothèses, comme l’achat de sous-marins nucléaires de classe Astute ou Los Angeles, l’Australie s’est tournée vers le Japon et ses sous-marins de classe Soryu qui représenteraient un saut qualitatif important pour la Royal Australian Navy (RAN), comparativement à l’actuelle classe Collins. Si Canberra achetait ce type de sous-marins, il se procurerait les navires les plus avancés de la flotte japonaise. Pour l’instant, on n’en est pas encore là. Le Japon explore aussi la possibilité d’acheter des sous-marins de l’Allemagne ou de la France.
David Johnston et le ministre de la Défense japonais Itsunori Onodera se sont mis d’accord pour coopérer sur des équipements de défense et sur la recherche et le développement technologique.
Tokyo et Canberra prévoient de lancer la recherche sur les technologies sous-marines au cours de l’exercice budgétaire 2015, selon Itsunori Onodera. La recherche portera sur la furtivité des sous-marins avec une résistance à l’eau plus réduite malgré une vitesse plus rapide, et des moteurs plus silencieux.
« En termes de sous-marin diesel-électrique non-nucléaire, le sous-marin japonais est très bon », a déclaré David Johnston lors d’une conférence de presse conjointe à l’issue des entretiens. «Nous sommes intéressés à rechercher l’aide japonaise sur la façon dont nous devrions aller de l’avant dans la construction de notre propre sous-marin », a-t-ajouté.
La coopération pourrait aussi porter sur d’autres domaines comme les avions de chasse furtifs F-35, que Tokyo et Canberra achètent à la société américaine Lockheed Martin Corp.
L’Australie cherche également la coopération avec la France, l’Allemagne, les États-Unis et le Royaume-Uni, a-t-il cependant aussi souligné.

Ces accords ont été conclus avec un œil sur la montée en puissance militaire chinoise. Ne risquent-ils pas de tendre encore plus la situation dans la région?

La situation était déjà très tendue avant ces accords. Des incidents ont lieu périodiquement comme tout récemment avec l’approche dangereuse d’avions de chasse chinois SU-27 trop près d’avions de chasse japonais en mer de Chine orientale.
Ils peuvent au contraire renforcer la stabilité régionale en dissuadant la Chine d’aller trop loin. En lui signifiant que l’Australie s’appuie sur des partenaires stratégiques puissants. En lui signifiant que Canberra ne veut pas se laisser distancer face au renforcement accéléré de la puissance navale chinoise.
Mercredi les chefs de la diplomatie et de la défense des deux pays ont d’ailleurs montré leur unité en condamnant ‘l’usage de la force ou la coercition pour changer unilatéralement le statu quo en mer de Chine orientale et méridionale’, une allusion claire à la Chine qui a dans la première mer un sérieux conflit territorial avec le Japon autour des îles Senkaku / Diaoyu, et dans la seconde avec quatre pays de la région: Vietnam, Malaisie, Philippines et le sultanat de Brunei.
Le Premier ministre japonais Shinzo Abe est attendu en Australie le mois prochain. Cela montre que l’Australie et le Japon veulent encore renforcer leurs liens. De mon point de vue, cela contribue plutôt à la paix en créant un réseau d’alliances ou de pays amis face à la Chine, montrant à Pékin que les Etats peuvent faire front face à ses velléités « expansionnistes » même si, jusqu’à présent, le pouvoir chinois mène une stratégie de la tension et du fait accompli, que ce soit avec le Vietnam ou avec les Philippines.

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