27.11.2024
Quelle est la situation en Turquie après la catastrophe de Soma ?
Interview
21 mai 2014
La première chose qu’il faut souligner c’est l’importance du secteur minier et du charbon dans l’économie turque. Cette dernière est en pleine croissance depuis plusieurs années donc les besoins énergétiques sont sans cesse plus importants, or nous savons qu’en Turquie il n’y a quasiment pas de ressources énergétiques naturelles. Il existe donc une très forte dépendance de la Turquie en ce qui concerne sa consommation énergétique, et donc la production d’électricité, à la fois à l’égard du gaz russe et du gaz iranien. Donc on comprend aisément qu’au vu des turbulences géopolitiques autour de la Russie et de l’Iran, les Turcs cherchent par tous les moyens à diversifier ce que l’on appelle le « mix énergétique ». On considère aujourd’hui que 25% environ de la production d’électricité provient du charbon. L’objectif d’ici une dizaine d’années est de passer à 40%. Ainsi le secteur des mines de charbon est stratégique pour la Turquie.
Deuxièmement, cette catastrophe nous mène à un sujet qui n’est pas suffisamment traité concernant la Turquie, c’est la politique sociale – ou plutôt la non-politique sociale –, ce que j’appellerais la politique de classe du gouvernement du Parti de la justice et du développement (AKP). Ce dernier se rattache clairement à l’école libérale, voire ultra-libérale qui, dans le secteur de l’énergie notamment, a procédé à de très nombreuses privatisations au cours des dernières années. La privatisation des mines de charbon, processus que l’on acte depuis déjà plusieurs années, exprime une volonté affichée de développer la productivité à n’importe quel prix. Ce processus aboutit quasi mécaniquement à ce que les conditions de sécurité ne soient pas respectées. Ainsi, la Turquie n’a pas ratifié la Convention internationale sur la sécurité et la santé dans les mines. Il y a également un concours de circonstances malheureux qu’il faut relever : il y a trois semaines les partis de l’opposition parlementaire avaient demandé une commission d’enquête sur la question de la sécurité dans les mines, mais le parti au pouvoir, l’AKP, a refusé. On peut donc constater que la question de la sécurité dans les mines n’apparaît pas comme un coup de tonnerre dans un ciel serein et que ce débat sur la question sociale devrait être beaucoup plus analysé lorsque l’on tente de dresser un tableau des situation sociale et politique dans ce pays.
Dans le cas présent il y a eu 301 morts. C’est absolument terrible mais, au-delà de la tragédie humaine, ce qu’il faut essayer de comprendre c’est qu’il y a une logique politique, une logique sociale à cette situation. Des organismes internationaux ont aussi calculé – pardonnez l’aspect un peu macabre de ces chiffres – que pour chaque million de tonnes de charbon extrait du sol il y avait un peu plus de sept morts en Turquie. Cinq fois plus qu’en Chine. Donc c’est véritablement l’indicateur que les normes sociales, les normes de sécurité ne sont pas traitées et que la frénésie de la privatisation, pour des raisons de rentabilité, accroît ce phénomène et les risques humains encourus par les mineurs. Autre chiffre, fourni par l’Organisation internationale du travail, en une dizaine d’années (2001-2012) 1 172 mineurs sont morts, soit plus de 100 par an. Voilà donc l’état de la situation. La catastrophe de la semaine dernière a été la plus terrible en termes de nombre de morts mais, au-delà de ces chiffres terribles c’est la logique politique et sociale qu’il importe de comprendre et de mettre en perspective.
Outre le secteur des mines, il y a deux autres secteurs où les risques de sécurité sont les plus avérés : le bâtiment et l’agriculture, où visiblement les exigences inscrites dans les conventions internationales du droit du travail ne sont pas respectées. Je considère au passage que l’Union européenne, si elle avait maintenu un processus plus fluide de négociation avec la Turquie, aurait eu sur ce dossier beaucoup plus de moyens de pression sur les normes des conditions de travail, sur le droit du travail, etc. Le fait que depuis plusieurs années le processus de négociation soit en réalité gelé a privé l’Union européenne de quelques capacités de pression sur la Turquie sur ce dossier – comme sur beaucoup d’autres –, preuve supplémentaire de l’erreur de la politique de l’Union européenne à cet égard. De ce point de vue il serait par exemple souhaitable que le chapitre 19 des négociations d’adhésion entre l’UE et la Turquie, intitulé « Politique sociale et emploi » soit ouvert dans les meilleurs délais.
Les syndicats ont parlé d’un « massacre », ont appelé à la grève suite à cette catastrophe, en reprochant au gouvernement ce manque de sécurité. Quel est le poids réel de ces syndicats ? Sont-ils proches des partis d’opposition ?
Il y a notamment le principal syndicat, la Confédération des syndicats révolutionnaires de Turquie (DISK) qui a lancé un appel à la grève générale, qui a aussi appelé à des manifestations, notamment dans la plus grande ville de la région de Soma, Izmir, où il y a eu plus de 20 000 manifestants, des heurts assez sérieux avec la police, ce qui prouve que les syndicats ont activement réagi. En même temps, il faut constater qu’autant le mouvement ouvrier organisé, le mouvement syndical, possédait une force considérable en Turquie dans les années 1970, autant le coup d’Etat de 1980 a véritablement brisé l’architecture de ces syndicats, leur force de frappe et d’organisation, et ils n’ont, depuis lors, pas réussi à véritablement reprendre l’importance, l’influence qu’ils avaient à l’époque. On se trouve dans cette situation où les syndicats existent, lancent des appels à manifester, à résister, mais avec des résultats qui ne sont pas à la hauteur des exigences fondées par la situation. Force est de constater que le rapport des forces n’est pas en leur faveur. Être syndiqué aujourd’hui en Turquie c’est clairement s’exposer aux pressions et à la répression patronales.
Pour répondre à la deuxième partie de la question, les syndicats ne sont pas structurellement liés aux partis d’opposition. Bien sûr il y a des points de convergence ou de jonction entre ces derniers mais ce sont des liens plus conjoncturels et personnels que structurels, et malheureusement il n’y a pas de liens réellement effectifs entre l’opposition syndicale et l’opposition politique.
Pour comprendre la faiblesse actuelle des syndicats turcs, il faut aussi saisir que le libéralisme, tel qu’il s’est développé depuis une trentaine d’années, a contribué certes à donner des résultats macroéconomiques assez spectaculaires, c’est incontestable, mais a aussi entrainé la société turque – avec la constitution et la cristallisation d’une classe moyenne – vers une forme d’individualisation des rapports sociaux. On constate le même processus dans de nombreux pays et, clairement, les syndicats sont souvent à contre-courant aujourd’hui, que ce soit en Turquie ou ailleurs. Cette question des formes d’organisation et de résistance au nouveau cours du capitalisme est un gigantesque défi pour toutes celles et tous ceux qui restent persuadés que le mouvement syndical doit se maintenir et se renforcer.
L’émotion populaire et internationale provoquée par cette catastrophe pourrait-elle relancer la question des syndicats en Turquie ?
Objectivement tout pays a besoin d’organisations syndicales structurées, parce que c’est un des moteurs du progrès social. Au-delà de l’émotion légitime qu’a connue la Turquie ces derniers jours, au-delà des manifestations de protestation assez massives, et assez violentes malheureusement, il me semble qu’en réalité ce ne sera pas suffisant pour relancer un processus de renforcement des organisations syndicales. Au-delà de l’émotion, on sait que le travail d’organisation politique et syndicale est un travail de longue haleine et que l’émotion ne suffit pas.
Au lendemain de cette explosion les déclarations d’Erdogan ont déclenché des manifestations en faveur de la démission des ministres du travail et de l’énergie dans plusieurs villes, notamment à Istanbul. Premièrement, comment expliquez-vous cette réaction épidermique ? Deuxièmement, pouvons-nous faire le lien avec les revendications qui ont été exprimées durant l’été 2013 ? Dans quelle mesure le gouvernement d’Erdogan a-t-il répondu, ou plutôt n’a-t-il pas répondu aux revendications du peuple turc ?
Le lien, ce sont les revendications de celles et ceux qui s’étaient mobilisés. J’insiste toujours sur le fait que les manifestations qui avaient marqué la fin du printemps et le début de l’été dernier avaient incontestablement un sens politique extrêmement important, mais en même temps n’avaient pas réussi à mobiliser de larges masses. Ce fut un mouvement qui par son sens politique était d’une importance capitale, mais qui était limité à certains milieux sociaux, notamment dans les grandes villes de Turquie. La meilleure preuve d’ailleurs c’est que ce mouvement – qu’on a appelé le mouvement de Taksim ou le mouvement de Gezi – n’a pas réussi à se structurer politiquement et que ses protagonistes n’ont pas été en situation de peser sur la situation politique. Aux dernières municipales – au mois de mars dernier – le parti de M. Erdogan a ainsi remporté une très nette victoire avec près de 44% des suffrages exprimés. Sauf que le mécontentement latent et les revendications qui existent dans ce pays au sein d’une partie importante de la population n’ayant pas reçu de réponse positive lors du mouvement de contestation, et n’ayant d’autre part pas réussi à s’imposer sur le champ politique lors des dernières municipales, restent posés. On constate que le tragique accident minier a généré quasi immédiatement une nouvelle flambée de contestation et qu’à nouveau de nombreux manifestants exigent le départ de R.T. Erdogan, le Premier ministre. Comprenons bien la situation politique. R.T. Erdogan est légitimement au pouvoir, il y est parvenu par la voie des urnes. Dans le même temps, il manifeste de plus en plus fortement une forme d’autisme et d’autoritarisme politique qui lui interdisent de comprendre les mouvements au sein de sa propre société. C’est une conception préoccupante de la démocratie qui a conduit R.T. Erdogan à considérer que, puisqu’il a le pouvoir, il n’a pas à considérer les différentes oppositions qui existent. Facteur aggravant, il fait preuve d’un cynisme insupportable. Ainsi, par exemple, ses premières réactions à propos de la catastrophe minière, lorsqu’il déclare que c’est presque un destin qu’il y ait des morts dans le travail des mines, en faisant référence aux centaines de morts dans les mines aux États-Unis, en Grande-Bretagne ou en France à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. De son point de vue on croit comprendre qu’il est normal qu’il y ait des morts dans les mines et qu’il n’y ait pas eu une évolution des conditions de sécurité. Cela a évidemment cristallisé une sorte de colère de la part des familles des mineurs mais également d’une fraction plus large au sein de la population turque parce que ce type d’expression arrogante, prétendant qu’il y a une sorte de fatalité à la mort quand on est au travail dans les mines est évidemment inadmissible. C’est l’expression de cette forme de mépris, d’arrogance, de plus en plus liberticide chez M. Erdogan, qui – au-delà de ses succès politiques lors des dernières élections – confirme qu’il y a une très forte polarisation politique et sociale en Turquie et que ses paroles, son attitude, ses prises de position ne font que renforcer cette polarisation. Le prochain rendez-vous politique sont les élections présidentielles qui vont se dérouler au mois d’août. Quel que soit le vainqueur de ces dernières, les problèmes qui sont posés à la société turque, c’est-à-dire les glissements liberticides manifestés depuis maintenant trois ans environ, l’arrogance manifestée, l’incapacité de M. Erdogan ne serait-ce que d’écouter les revendications qui lui sont formulées, par une partie des citoyens, montrent que nous sommes dans un moment de contradiction préoccupant.