ANALYSES

Affaire Alstom : syndrome de l’absence de vision stratégique industrielle de la France ?

Interview
29 avril 2014
Le point de vue de Sylvie Matelly
Pouvez-vous nous rappeler l’origine de l’affaire Alstom ?
Cette affaire débute lorsque Martin Bouygues décide de vendre les 29 % d’actions qu’il possède dans le groupe. Puis, on a appris la semaine dernière que l’entreprise américaine General Electrics était intéressée. Le gouvernement en prend connaissance, visiblement, à peu près en même temps que l’opinion publique. Evidemment, apparaît de nouveau le spectre d’une entreprise américaine qui viendrait racheter un « fleuron » de l’industrie française avec l’idée que les Américains vont encore récupérer toutes les technologies, détruire les emplois et briser l’entreprise. Et à nouveau, la volonté affichée de monsieur Montebourg de s’opposer absolument à ce rachat pour préserver l’entreprise Alstom comme une entreprise française.

Comment expliquer le manque d’information de l’Etat français sur ce dossier ?
De deux choses l’une. C’est une affaire industrielle et rien ne contraint un industriel, à un moment donné, à informer le gouvernement. Simplement, dans ce cas précis, il s’agit d’une grande entreprise française et d’une capitalisation de 29 % : l’Etat français a donc un droit de regard quant à l’arrivée d’un actionnaire étranger dans le capital de cette entreprise pour des raisons de sécurité nationale et de législations. En particulier, Alstom est une entreprise évoluant dans des secteurs qui ne sont pas affichés comme stratégiques dans la loi mais qui touchent indirectement à des secteurs stratégiques. On a parlé des turbines fournies par Alstom au porte-avions Charles de Gaulle ainsi que de la question nucléaire et des équipements que l’entreprise fournit à Areva pour un certain nombre de centrales nucléaires. Il y a donc indirectement quelques intérêts stratégiques donnant un droit de regard à l’Etat français en ce qui concerne le capital d’Alstom.

On a vu que l’américain General Electrics et l’allemand Siemens étaient les deux principaux intéressés par une entrée dans le capital d’Alstom. Quelle est la perception du rôle de l’Etat dans l’économie en Allemagne et aux Etats-Unis ?
Les deux situations sont différentes. Les Allemands ont toujours considéré, pour des raisons culturelles et historiques, que l’industrie était une chose fondamentale : ils ont donc cherché à créer les conditions facilitant l’activité industrielle dans leur pays. Ceci explique le fait que la part de l’industrie dans le PIB allemand a nettement moins diminué que dans la plupart des pays industrialisés. Ce choix stratégique est d’abord justifié par le fait que l’Allemagne possédait des entreprises se trouvant parmi les leaders mondiaux, Siemens en est une illustration. Ensuite, ce pays considérait que le fait d’avoir des emplois industriels est une modalité de diversification de son activité économique, une compétence et une garantie d’avoir accès à un certain nombre de technologie. Il y a donc une dimension à la fois économique, politique et stratégique et c’est pour cela que l’Allemagne a toujours essayé de préserver autant que faire se peut l’activité industrielle. C’est la base du cas allemand : une fois que l’on a décrété que l’activité industrielle était importante, on a mis en place toutes les mesures nécessaires pour la faciliter. Cela s’est traduit par le soutien à la R&D, à la formation des individus avec, en particulier, l’apprentissage, secteur dans lequel l’Allemagne a été très en avance par rapport au reste du monde. C’est aussi le soutien des régions à un certain nombre de sites industriels, la création d’infrastructures pour faciliter l’activité industrielle, etc.
Dans le cas américain, c’est un peu différent. Les Américains considèrent davantage que l’activité industrielle est évolutive. Ainsi, l’industrie lourde du XIXe siècle – début du XXe siècle a progressivement cédé la place aux technologies de l’information et de la communication (TIC). Fondamentalement, ce qui importe pour eux, c’est la maîtrise des technologies et le leadership dans un certain nombre d’activités qu’ils considèrent comme des activités d’avenir. D’ailleurs, il est intéressant de noter qu’aujourd’hui, pour les décideurs américains, les secteurs d’avenir se trouvent davantage dans le domaine de l’énergie que dans les TIC. Par ailleurs, depuis la montée en puissance de la Chine au début des années 2000 et la crise de 2008, les Américains se rendent compte que les industries sont en train de se concentrer dans un certain nombre de pays qui ne sont pas totalement alliés aux Etats-Unis. La désindustrialisation peut donc constituer une menace économique – avec la perte de compétences industrielles – mais aussi politique et stratégique car il très compliqué de réindustrialiser un territoire. Les Américains ont privilégié, dans les années 90, l’emploi et le maintien des technologies et des activités sur le territoire américain et depuis le milieu des années 2000, ils essaient de restaurer la compétitivité de l’industrie américaine pour attirer à nouveau des activités industrielles aux Etats-Unis. Encore une fois, la tâche est compliquée car toute une chaîne de valeur a été détruite au moment de la désindustrialisation et il faut la reconstruire maillon par maillon. Cela dit, il y a une réelle prise de conscience et, en tout cas, un attachement des Américains à leur industrie.

Qu’en est-il de la vision française ?
En France, on a eu une approche beaucoup plus désordonnée avec une vision assez dogmatique – partagée d’ailleurs, à droite comme à gauche, par les deux partis de gouvernement français – mais sans savoir pourquoi ni comment, ni quels étaient les enjeux. Ainsi, la question des technologies stratégiques et sensibles se pose de temps en temps dans des secteurs particuliers, comme celui de la défense, sans pour autant les avoir listés et définis de manière aussi précise, comme ont pu le faire les Allemands, les Britanniques ou les Américains. La loi de 2004 dite de patriotisme économique est supposée protéger les secteurs stratégiques. Celle-ci définit les casinos comme stratégiques en raison d’un risque de blanchiment d’argent mais elle n’intègre pas l’énergie alors qu’il serait cohérent de considérer que ce secteur ou celui de l’agriculture sont stratégiques. En effet, l’énergie est indispensable pour produire et les produits agricoles pour se nourrir : la survie d’une nation dépend de cela. Ce type de réflexion ou de débats autour de ces questions n’a pas été mené et on a un peu l’impression qu’on innove et qu’on réagit au cas par cas d’où la situation actuelle. En l’absence de vision stratégique, le PDG d’Alstom ne s’est pas senti obligé de prévenir le gouvernement français de l’acquisition prochaine de 29 % de son capital par les Américains. D’autre part, le gouvernement français, parce qu’il n’a pas de veille ou de suivi sur ces questions-là, a été pris en défaut sur ce sujet et se retrouve à réagir dans l’urgence, au coup par coup, et sans réel objectif in fine . C’est à la fois étonnant et dramatique car derrière cette lacune stratégique, ce sont tout de même des technologies et des emplois qui sont menacés et donc les intérêts économiques, politiques et stratégiques français. Encore une fois, il ne s’agit pas de défendre une entreprise française simplement parce qu’elle est française, il est aussi question de défendre un intérêt national bien compris tout en facilitant et en soutenant, malgré tout, l’activité de l’entreprise. Demain, la force d’Alstom sera sa prospérité retrouvée et sa croissance économique. Que ce soit via Siemens ou General Electrics, si cette entreprise connaît une croissance très régulière de son chiffre d’affaires, les emplois seront maintenus sur le territoire national et les technologies seront préservées et développées. De la même manière, si le territoire français devient un espace où il est profitable pour une entreprise de développer des activités économiques, la question de la technologie et de l’emploi ne se posera même pas : c’est également un cadre général qui est à repenser.
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