27.12.2024
Brésil : pays émergé ?
Tribune
8 septembre 2014
Dans la compétition mondiale, le Brésil dispose de quelques avantages comparatifs de poids, dont les principaux sont notamment sa population – jeune, urbanisée, de plus en plus éduquée – qui lui donne un allant que ne connait plus le Vieux Monde. Puis une enviable autosuffisance énergétique, grâce à ses ressources en pétrole, hydroélectricité et énergie tirée de la biomasse. Enfin, et surtout, les immenses espaces libres dont il a le rare privilège contrairement à ses principaux concurrents ; il dispose d’abondantes terres disponibles grâce à l’immensité de son territoire.
Pour résumer, on peut rapprocher trois citations de Millôr Fernandes, producteur impénitent d’aphorismes paradoxaux, tirées de sa Bíblia do Caos (2002), à l’entrée « Brésil » : « Le Brésil est condamné à l’espérance », « Le Brésil est la preuve que la géographie n’est pas un destin » et « C’est le pays où l’on a le plus de chances de pouvoir créer un monde entièrement nouveau. Le chaos y abonde ».
La première fait écho à l’affirmation « Brésil, pays d’avenir… », que certains poursuivaient malicieusement «… et qui le restera toujours ». Ce n’est manifestement plus vrai, mais être tourné vers un avenir meilleur n’est pas le pire sort qu’on puisse imaginer. À la deuxième on pourrait ajouter « mais elle y aide bien », et il est clair que l’auteur sous-entendait qu’elle (si l’on comprend « géographie » comme « des ressources naturelles abondantes ») ne débouche sur un destin que si l’on sait la mettre en valeur de façon rationnelle, prudente et équitable. La dernière souligne que le vrai potentiel du Brésil, c’est la capacité d’invention de ses habitants, habitués depuis toujours à improviser, à survivre et prospérer dans la bonne humeur au milieu de crises constantes, un atout essentiel dans le monde chaotique – pour le meilleur et le pire – où nous vivons aujourd’hui.
Les inégalités sociales, l’extrême pauvreté, la violence endémique … le Brésil est confronté à des défis sociaux de taille. Pays émergé, certes, mais pas encore pays développé. Comment l’État compte-t-il lutter contre ces fléaux sociaux ?
À côté de ses atouts indéniables, existent encore des problèmes sérieux qui font en effet que le Brésil n’est pas – ou pas encore – un pays développé, et qui nuisent gravement à son image internationale. Les principaux sont la pauvreté persistante d’une bonne part de sa population et la violence.
Contre la pauvreté ont été lancés des programmes de distribution de bourses, dont le plus connu est la Bolsa Familia (Bourse famille), dont bénéficient près de 14 millions des familles, soit environ 50 millions de personnes (sur les 190 millions que compte le pays). En 2012, elle a coûté à l’État 20,5 milliards de Reais (près de 7 milliards d’Euros), soit 0,36 % du PIB. Ces bourses n’ont pas réellement permis une réduction des inégalités sociales et régionales, car les montants distribués ne sont pas suffisants pour modifier l’échelle des revenus, ils vont de 32 à 306 Reais par famille et par mois (10 à 102 Euros). C’est beaucoup pour ses bénéficiaires, qui gagnent en moyenne 160 Reais (53 Euros) par famille et par mois au maximum – ce qui est le cas de la majorité de la population dans le Nordeste – mais cela ne suffit pas à réduire les abîmes qui séparent le niveau de vie de la masse des pauvres de celui des riches et très riches.
Contre la violence, une des actions les plus remarquées a été la ‘reconquête’ des favelas de Rio de Janeiro. Depuis des années, les pouvoirs publics avaient pratiquement renoncé à y exercer leur autorité, à y encadrer la population et à lui rendre les services que l’on pourrait attendre de la deuxième ville du pays, une de ses principales vitrines offertes au monde.
Or les favelas représentent une part croissante de la population de la ville, qui est passée d’un peu moins de 10% en 1960 à 17% en 2000. Il a donc paru nécessaire de mettre fin à ces désordres, inacceptables dans la perspective de la tenue au Brésil de la Coupe du Monde de football en 2014 et des Jeux Olympiques de 2016, à Rio précisément.
La ville a donc connu, dans les derniers jours de novembre 2010, de véritables scènes de guerre opposant les militaires brésiliens aux trafiquants de drogue retranchés dans le complexe de favelas de la Vila Cruzeiro et du Complexo do Alemão. Les forces de sécurité ont lancé un assaut en règle, avec l’appui d’hélicoptères, de blindés et de fusiliers marins, et au moins quarante personnes ont été tuées dans ces affrontements.
Cette reconquête était évidemment nécessaire, et devra se poursuivre dans d’autres favelas de Rio, depuis trop longtemps abandonnées par les pouvoirs locaux. Elle était attendue depuis au moins vingt ans par des habitants, otages du trafic de drogue, et qui ne supportaient plus de voir tous les actes de leur vie quotidienne régis par les trafiquants. Mais une fois cette réoccupation acquise, il aurait fallu faire un travail de police approfondi pour arrêter les trafiquants, ce qui n’a pas été fait jusqu’à présent dans les treize bidonvilles pacifiés lors des opérations précédentes.
La question indienne pose toujours problème au Brésil. Les populations autochtones ne semblent pas suffisamment protégées par l’État brésilien, notamment en Amazonie où la colonisation de leurs terres se poursuit. Vous évoquez vous-même des « espaces libres » pour désigner la partie du territoire brésilien où les densités sont faibles et les exploitations agricoles peu présentes. Les indiens sont-ils les nécessaires sacrifiés de l’émergence brésilienne ?
La question indienne est de celles qui intrigue et passionne le plus l’opinion internationale, mais beaucoup moins au Brésil, en dehors des cercles spécialisés. On notera – et l’on ne peut que s’en réjouir – que la population indienne est en augmentation sensible : 817 900 personnes se sont déclarés autochtones au recensement de 2010, soit 0,4% de la population nationale, une augmentation de 84 000 personnes pour la période 2000/2010 (11,4%).
Sur ce point de grands progrès ont été réalisés depuis que la Constitution de 1988 a reconnu les droits des Indiens sur leurs terres : 505 « territoires indigènes » ont été délimités, qui représentent 12,5% de la superficie du Brésil (106,7 millions d’hectares, soit un peu moins de deux fois le territoire français), où résidaient 517 400 Indiens (57,7% du total).
Certains secteurs de l’opinion au Brésil trouvent même – et ne se privent pas de la faire savoir – que réserver 12,5% de la superficie du pays à 0,4% de la population nationale est exagéré. Mais si cela est vrai en Amazonie, où les réserves ont été délimitées avant l’arrivée des fronts pionniers, cela l’est beaucoup moins dans les terres plus anciennement occupées du Sud du pays, où certaines ethnies sont de plus en plus à l’étroit à mesure que leur population augmente.
Réunis à Fortaleza, les pays du groupe BRICS, dont fait partie le Brésil, ont décidé la création d’une banque de développement. Cette initiative constitue une réponse à la mainmise des pays occidentaux sur les institutions financières internationales. Le Brésil a-t-il les moyens de peser sur la gouvernance mondiale ?
Le poids économique des BRICS est considérable, entre 2003 et 2007 la croissance des quatre pays a représenté 65% de la croissance du PIB mondial. En parité de pouvoir d’achat, le PIB des BRICS dépasse aujourd’hui celui des États-Unis ou de l’Union européenne. Mais alors que Chine et Inde reconquièrent leur rang ancien, le Brésil – qui n’existait même pas du temps où chacun des deux autres représentait un quart de la richesse du monde – a commencé de zéro et a conquis ses positions actuelles dans le dernier siècle.
Un début de concertation entre ces pays est apparu, comme la création de la banque que vous mentionnez, mais les tensions sont fortes quand on en vient à la défense des intérêts de chacun, un bras de fer s’est engagé avec la Chine pour la valorisation des commodities qu’elle achète au Brésil. Par exemple, elle ne veut acheter que du soja en grain, et pas de la viande des porcs qu’elle nourrit en l’incorporant à leur nourriture, alors que le Brésil veut vendre le produit fini, ou au moins des tourteaux de soja.
Le Brésil développe-t-il une diplomatie spécifique à l’égard des pays latino-américains? Quelles relations entretient-il avec ses voisins ?
Dans les conversations courantes, les Brésiliens se réfèrent à l’Amérique latine comme les Britanniques parlent de l’Europe, avec pour le moins une certaine distance, et ils semblent surpris – un instant – quand on leur rappelle qu’ils sont censés en faire partie… Les récents efforts d’intégration sont d’autant plus remarquables, on constate par exemple une floraison de cours d’espagnol dans les écoles (privées) de langue, qui ont relégué le français au rang de troisième langue étrangère.
L’influence brésilienne s’accroît nettement en Amérique du Sud, tant sur le plan diplomatique que sur celui des relations économiques. Il y a plusieurs raisons à cela. D’une part le Brésil a besoin de matières premières et de marchés : intéressé par le pétrole vénézuélien, équatorien et péruvien, le charbon colombien, le cuivre chilien, il les paie avec ses ventes de véhicules, d’électroménager, de produits agro-industriels que l’on trouve maintenant sur tout le continent.
D’autre part cette expansion, dont sa puissance économique lui donne les moyens, correspond aux doctrines géopolitiques professées par les militaires brésiliens, notamment le général Golbery do Couto et Silva, longtemps l’éminence grise du régime militaire. Dans sa pensée le « destin manifeste » du Brésil était, selon lui, de contrôler tout le continent en échange d’un appui inconditionnel à la politique extérieure des États-Unis et de l’ouverture de l’économie à leurs capitaux. De ce point de vue le programme tracé se réalise, mais pour le compte du Brésil, dont la dépendance géopolitique vis-à-vis des États-Unis a beaucoup décliné avec la fin de la Guerre Froide et l’arrivée au pouvoir de Lula.