ANALYSES

Enjeux géopolitiques et économiques du « patrimoine mondial »

Tribune
10 juillet 2014
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En 1972, l’Unesco a adopté la « convention du patrimoine mondial », qui a l’originalité de concevoir ensemble la protection de la nature et du patrimoine culturel. Cette convention a donné naissance à la liste du patrimoine mondial de l’Unesco, qui comporte à ce jour plus de 1000 sites. Plus récemment, depuis 2003, l’organisation culturelle internationale a entrepris de mettre en valeur aussi le « patrimoine immatériel » avec la convention du même nom, entrée en vigueur en 2006. Elle définit le patrimoine immatériel comme « les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire – ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés – que les communautés, les groupes, et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel.» Deux listes du patrimoine immatériel sont alors mises en place, rassemblant aujourd’hui plus de 300 éléments, comme la calligraphie mongole, la culture et la tradition du café turc, le xooy, une cérémonie divinatoire chez les Serer du Sénégal, les diables danseurs de Corpus Christi au Venezuela, ou encore le repas gastronomique français(1). La création de ces listes et de la catégorie « patrimoine immatériel » vise avant tout à contrebalancer le déséquilibre flagrant dans la répartition des sites du patrimoine mondial : moins de 10% des sites se trouvent en Afrique, la plupart des sites culturels sont localisés en Europe.

L’Afrique fortement sous-représentée

Avec maintenant plus de 40 ans de recul, on peut à présent dresser le bilan du résultat de la convention du patrimoine mondial de 1972. Le succès est au rendez-vous : cette liste s’est imposée comme un label de prestige et de qualité. Elle est un argument important pour les Etats et favorise le tourisme culturel. Mais la convention du patrimoine mondial de 1972 n’est pas exempte d’ambiguïtés et de contradictions : ainsi l’« authenticité » qui est un des critères pour qu’un bien soit inscrit sur la liste est une notion floue. Et des contradictions n’ont pas tardé à apparaître entre l’objectif patrimonial et l’objectif touristique (2). Ainsi, des enjeux économiques entrent en concurrence avec l’impératif de protection. Et les retombées économiques du tourisme ne profitent pas toujours à la population locale (3). Par ailleurs, un fort déséquilibre géographique persiste dans la répartition des sites classés (4). Malgré la création en 1997 d’une « Liste rouge des objets archéologiques africains en danger », et celle, en 2006, du « Fonds africain du patrimoine mondial », l’Afrique reste très sous-représentée, et contient surtout des sites « naturels », tandis que l’Europe regorge de sites « culturels » qui n’ont en réalité pas tous besoin d’une protection supplémentaire. L’Unesco reste impuissante devant la dégradation et les pillages dont sont victimes les sites et objets culturels africains (5).

Instrumentalisation du « patrimoine mondial »

De plus, en bien des cas, la notion de patrimoine culturel mondial a été détournée de son but officiel, et a été utilisée comme un outil touristique, ou comme instrument pour servir des intérêts politiques et économiques. L’anthropologue David Berliner, étudiant les politiques patrimoniales de l’Unesco à Luang Prabang (Laos), lieu classé au patrimoine mondial, critique l’« unescoïsation » de Luang Prabang ; il montre qu’une conséquence paradoxale de la protection accordée par l’Unesco est l’intense mise en tourisme du lieu, au détriment de son authenticité. Et cette mise en tourisme s’accompagne d’une sorte de mise en scène de traditions idéalisées et qui ne correspondent pas toujours à la réalité historique ; certains éléments de ce passé sont gommés comme les épisodes de la guerre du Vietnam. « La sélection du patrimoine par l’Unesco contribue à gommer certaines réalités historiques, en redéfinissant notamment la présence coloniale française dans la ville comme une « fusion de traditions culturelles », oubliant en cela les mécanismes de domination politique et économique du joug colonial » (6).

Parfois, comme en Afrique, le résultat de l’inscription d’un site sur la liste du patrimoine mondial peut être négatif. Ainsi, comme l’a analysé Susan Keitumetse, s’intéressant au village de Tlokweng au Botswana, l’inscription sur la liste peut sortir le site de son contexte socio-culturel (7). De même, S. Cousin et J.-L. Martineau ont analysé l’instrumentalisation des coutumes, traditions et du patrimoine provoquée par l’inscription sur la liste du patrimoine mondial. Dans leur étude sur le «bois sacré» de Osun Osogbo (forêt sacrée sur les rives de la rivière Oshun en périphérie de la ville d’Osogbo, dans l’Etat d’Osun au Nigeria, inscrit sur la liste du patrimoine mondial depuis 2005), ils montrent l’importance des actions de lobbying accompagné d’enjeux politiques et économiques. Dans ce cas précis, le but politique était de donner à la nouvelle capitale de l’Etat d’Osun un ancrage historique, dont elle manquait, contre la ville rivale d’Ife-Ife, plus ancrée dans l’Histoire. L’inscription du bois sacré d’Osun Osogbo est le résultat de près de 15 ans d’efforts de l’Etat d’Osun pour se construire une légitimité historique et culturelle. Par sa liste du patrimoine mondial, l’Unesco apparaît comme un outil de légitimation. Le problème est que par ce système, la culture peut être manipulée, instrumentalisée à des fins politiques ou économiques (8).

En outre, par l’importance du rôle des fonctionnaires et experts occidentaux dans la mise en œuvre de la convention de 1972 et de la liste du patrimoine mondial, on peut aussi reprocher à l’Unesco d’imposer aux pays du Sud une conception « occidentale » du patrimoine, d’orienter leur patrimonialisation de sites culturels dans un sens particulier qui les éloigne de leur sens originel.

Un risque d’obscurantisme ?

Quant à la convention du patrimoine immatériel, elle place sur un pied d’égalité l’objet « patrimonialisé » et les artisans de ce patrimoine, désignés sous le terme de « communautés » (9). Elle accorde une place et un rôle très important à ces « communautés », terme répété 11 fois dans le texte de la convention. Que recouvre ce terme omniprésent ? Le terme de « communautés » est important dans le langage anglo-saxon, particulièrement aux Etats-Unis (« community »). Théorisé à l’origine par le sociologue et philosophe allemand Ferdinand Tönnies dans son ouvrage Communauté et société en 1887, ce terme désigne un groupe social caractérisé par l’attachement, l’affection qu’a l’individu, envers sa famille (lien de sang), son village ou son quartier et ceux qui y habitent (lien d’amitié) et les pratiques coutumières et religieuses y existant. En effet, aux Etats-Unis, l’intégration de l’individu dans son quartier autour du lieu fédérateur qu’est l’église est un impératif important. Ainsi, dans cette notion de communauté, l’aspect religieux est sous-jacent. Le terme de communautés peut aussi désigner les peuples dits indigènes ou autochtones. On observe aussi dans la convention du patrimoine immatériel l’idée anglo-saxonne d’« empowerment », qu’on peut traduire par « prise de pouvoir » (des communautés). C’est l’idée de revaloriser les petits, les humbles, les peuples dominés (autochtones) ; c’est ainsi qu’on peut avec Mahalia Coujitou, qualifier la convention du patrimoine immatériel de « revanche des sous-cultures » (10). Cependant, en mettant ainsi sur un piédestal de vieilles pratiques obsolètes, caduques, des façons de faire dépassées, n’y a-t-il pas un risque d’obscurantisme ou du moins de retour à un traditionalisme rétrograde ? Ainsi certaines des pratiques que l’Unesco est amenée à valoriser peuvent avoir des aspects misogynes, machistes, ou antisémites, ce qui n’est pas sans poser problème (11).

Enfin, il y a une tension entre l’idée d’« identité » et l’idée de diversité culturelle, entre l’idée d’universalisme et celle de multiculturalisme. La convention du patrimoine immatériel affirme que le patrimoine immatériel procure aux communautés « un sentiment d’identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir le respect de la diversité culturelle», or ces deux éléments (sentiment d’identité et respect de la diversité culturelle) ne vont pas forcément de pair, au contraire ils peuvent paraître opposés.

Ainsi, à l’heure où le tourisme devient un phénomène mondial massif (il a concerné plus d’un milliard de personnes en 2013 et a généré 1400 milliards de dollars de recettes), les notions apparemment apolitiques et consensuelles de « patrimoine mondial » et de « patrimoine immatériel » peuvent poser question et sont l’objet d’enjeux éminemment politiques et d’implications économiques d’une importance capitale pour l’image et la place des Etats sur la scène internationale.

(1) Cf. Chiara Bortolotto (dir.), Le Patrimoine culturel immatériel. Enjeux d’une nouvelle catégorie, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2011.
(2) Thibault Postel, L’Unesco et la sauvegarde du patrimoine culturel et naturel mondial. Convention du Patrimoine mondial et Campagnes internationales de sauvegarde, thèse, dir. M. Lewin, 1986, p. 218-219.
(3) G. Caire, P. Le Masne, « La mesure des effets économiques du tourisme international », in C. Bataillou et B. Sheou (dir.), Tourisme et developpement, Regards croisés, Perpignan, PUP, 2007, p. 31-57. ; Saskia Cousin & Jean-Luc Martineau, « Le festival, le bois sacré et l’Unesco. Logiques politiques du tourisme culturel à Osogbo (Nigeria) », Cahiers d’études africaines 2009/1-2, p 342-343.
(4) Cf. Jean-Pierre Vallat, Mémoires de patrimoine, Paris, L’Harmattan, 2008.
(5) Cf. Chloé Maurel, «Que fait…», art. cité.
(6) David Berliner « Perdre l’esprit du lieu. Les politiques de l’UNESCO à Luang Prabang (Laos)», Terrain, n° 55, 2010.
(7) Susan Keitumetse, « UNESCO 2003 Convention on Intangible Heritage: Practical Implications for Heritage Management Approaches in Africa », The South African Archaeological Bulletin, South African Archaeological Society,Vol. 61, n°184, décembre 2006, p. 166-171.
(8) Saskia Cousin & J.-L. Martineau, article cité, p. 351-358.
(9) Mahalia Coujitou, La «revanche des sous-cultures»? La participation des communautés à l’application de la Convention pour la sauvegarde du Patrimoine Culturel Immatériel de l’Unesco, mémoire de 4e année, IEP de Strasbourg, 2014, p. 10.
(10) Mahalia Coujitou, mémoire cité.
(11) C’est le cas par exemple du mystère d’Elche, inscrit en 2008, qui avait un caractère antisémite, caractère ensuite gommé après l’inscription au patrimoine immatériel. Cf. Michel Melot, « L’humanité à la recherche de son patrimoine » in Lardellier Pascal (dir.), La métamorphose des cultures. Sociétés et organisations à l’ère de la globalisation, Dijon, Editions Universitaires de Dijon, collection «Sociétés», octobre 2011, p. 32 et
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