20.12.2024
Le roi d’Espagne victime indirecte d’une double sanction aux élections européennes du 25 mai 2014
Tribune
3 juin 2014
L’Europe avait acquis en Espagne une place indiscutée. Tout autant que dans les pays fondateurs du Marché commun. Pas exactement pour les mêmes raisons. Le récit européen massivement diffusé dans la péninsule, se référait à un drame historique national. Au soir du XIXe siècle, isolée, l’Espagne venait de perdre ses dernières illusions impériales. « L’Espagne est le problème et l’Europe la solution », version espagnole de la langue de bois européenne, a été forgée en 1910(1) . La formule, inventée par le philosophe José Ortega y Gasset, a le mérite de la clarté, à défaut de la contemporanéité. Ensevelie par les aléas des conflits civils et la dictature franquiste, elle est sortie du Bois dormant par la grâce et les nécessités de la transition démocratique, à la fin des années 1970. L’Europe était de paix, au-delà des Pyrénées, l’Europe serait de démocratie, en deçà. La formule « ortéguienne », recyclée a ainsi constitué le socle idéologique de la construction du grand marché européen dans sa version ibérique. Cette hiérarchie de valeurs est, au lendemain des élections européennes, fortement questionnée. L’Europe, sans être le problème, ou du moins le seul problème, est sortie du 25 mai espagnol avec un carton jaune.
Tournant le dos aux utopies continentales convenues, habituelles à la loi du genre, les Espagnols ont cette fois-ci instrumentalisé la consultation pour régler leurs comptes. Du moins ceux qui ont voté. A l’exception de trois communautés régionales, la Catalogne, la Navarre et le Pays Basque, la participation en effet a baissé. La crise est passée par là. L’Europe ne fait plus recette. Elle fait figure de Mère Fouettard ayant contraint à ajouter des trous au ceinturon d’un pantalon rendu flottant par la crise. Carlos Elordi, journaliste espagnol, a dès 2012, dans l’une de ses colonnes, écrit au sujet de l’Europe et de l’Espagne, la chose suivante, « L’Europe n’est plus la solution, mais un problème supplémentaire » (2) . « Pour le vulgum pecus Europe aujourd’hui est synonyme d’austérité, ou de point de chute pour une possible émigration de travail pour les jeunes diplômés (..) Nous sommes piégés. Les instructions venues d’Europe ne font qu’aggraver notre situation ». Le vécu du vulgum pecus, est en effet un chemin de croix social, entamé en 2009 et dont le final relève encore de l’incantation gouvernementale. De 2009 à 2011, le gouvernement du socialiste José Luis Rodriguez Zapatero a augmenté la TVA, gelé les retraites, diminué le salaire des fonctionnaires, supprimé l’allocation premier enfant, réduit les investissements publics. Mariano Rajoy, président de droite (Parti Populaire) qui lui a succédé en 2011, a également gelé le salaire des fonctionnaires, réduit la dotation du budget de l’éducation, augmenté les droits d’inscription à l’université, le tiers payant sur les médicaments, supprimé les primes des fonctionnaires. Les indices macro-économiques seraient aujourd’hui rétablis, les marges des entreprises seraient reconstituées, mais rançon de ce succès chiffré, l’aiguille du chômage reste bloquée à 25% de la population active.
Moralité, une majorité d’Espagnols, plus de 54% des inscrits, a boudé les urnes. L’autre, les 45% accros au bulletin de vote, ont asséné un grand coup sur la tête des deux grands partis politiques, PP et PSOE. Accusés d’avoir cédé aux injonctions de Bruxelles et de Berlin, Parti Populaire, actuellement au pouvoir, et PSOE, qui l’a cédé en 2011, ont laissé des plumes au fond de l’urne. Moins neuf députés pour les socialistes, et moins huit pour le Parti Populaire. A eux deux ils ont perdu 35% des suffrages exprimés. Les voix perdues par les deux grands se sont pour l’essentiel reportées sur les listes qui contestaient cette hégémonie. Le rejet de l’austérité communautaire a bonifié le vote du Parti communiste et de ses alliés, qui ont triplé leur représentation. Il a également fait le bonheur d’une formation champignon, constituée le 11 mars dernier. « Podemos » (« Nous pouvons ») a empoché 5 sièges, au nez et à la barbe des sondeurs qui n’avaient rien vu venir. Podemos a fait son beurre sur des thématiques euro-agressives. « Le Sud a sa dignité, ce n’est pas une colonie subordonnée aux pays du nord. (…) Nous ne pouvons pas être une colonie de l’Allemagne ». Ce discours le jeune fondateur du parti, un sociologue médiatique, médiatisé, au nom mythique, Pablo Iglesias (3) , l’a diffusé sur les réseaux sociaux, mais aussi au plus près des jeunes contraints à l’exil, en tenant meeting à Berlin.
Cet accident politique espagnol et européen du 25 mai, comme les coups de corne des taureaux a ouvert d’autres blessures. La Catalogne, particulièrement affectée par la crise, mais aussi par la pauvreté, a depuis quelques mois levé le drapeau de l’indépendantisme. Reprenant au compte de la Catalogne la dialectique d’Ortega y Gasset le gouvernement de Barcelone appelle l’Europe au secours. Madrid serait, selon le président de la Généralité, Artur Mas, et son parti CiU, (Convergence et Union), responsable de la crise. La seule issue pour la Catalogne serait une indépendance accompagnée par Bruxelles. Les électeurs catalans ont donc été invités le 25 mai à cautionner ce choix. L’appel a été entendu. La participation en Catalogne a fait un bond de neuf points. Socialistes et Populaires ont été sévèrement sanctionnés par les électeurs. Mais comme cela arrive souvent ils ont plébiscité la formation la plus engagée dans la radicalité indépendantiste, ERC, la Gauche républicaine de Catalogne. CiU initiateur de ce détournement de vote est arrivée deuxième. Mais ensemble ERC + CiU ont marqué des points face aux partis nationaux en perte de vitesse. Ce qui renforce leur intention en dépit de son inconstitutionnalité d’organiser un référendum sur la souveraineté catalane le 9 novembre prochain. Cette évolution de la Catalogne a été accompagnée par les électeurs basques, de la Communauté régionale portant ce nom, et partiellement par ceux de la Navarre.
L’Europe telle qu’elle est a ainsi été doublement sanctionnée en Espagne. Cette double sanction est sans doute de lecture complexe. Il n’en reste pas moins vrai que les électeurs bousculés dans leur vie quotidienne par les conséquences d’une crise installée dans la durée ont adressé un avertissement aux grands partis politiques de centre droit et de centre gauche, le parti Populaire et le PSOE. A Madrid comme au cœur de l’Espagne ils ont signalé la nécessité de parler haut et plus fort à Bruxelles, réaction voisine de celle constatée en France ou en Grèce. La Gauche unie et Podemos en ont été les principaux bénéficiaires. Dans les périphéries catalanes et basques, le rejet du PP et des socialistes s’est accompagné d’un vote souverainiste local, sollicitant la compréhension et l’accompagnement de Bruxelles. Comme le NVA (l’Alliance néo-flamande) en Flandres belge, et dans une certaine mesure le SNP (parti national écossais) en Ecosse britannique. La dynamique du grand marché commun européen répond depuis 1958 aux exigences spatiales d’une recomposition en phase avec le logiciel des acteurs économiques. La persistance de la crise en a posé les limites. Son bienfondé est interpellé, dans un désordre multidirectionnel, au nom de la souveraineté démocratique des peuples. L’Espagne, parmi d’autres, constitue l’un des laboratoires de ce questionnement.
(1) José Ortega y Gasset la mentionne pour la première fois dans une conférence prononcée en 1910 à Bilbao, conférence intitulée, « La pedagogía como programa político ». Pour plus de précisions voir, Paul Aubert, « Les Espagnols et l’Europe », Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1992.
(2) Carlos Elordi, El Diario, 30 octobre 2012.
(3) Pablo Iglesias a été l’un des fondateurs historiques du PSOE.