ANALYSES

L’Inde bientôt aux urnes, les voisins déjà aux aguets : des crispations régionales en perspective ?

Tribune
19 mars 2014
De l’alternance et du retour des nationalistes hindous à Delhi

Un scrutin législatif à l’importance particulière, une alternance gouvernementale s’esquissant à Delhi, avec la déroute annoncée de l’équipe au pouvoir depuis 2004 et de sa clef de voute, l’emblématique parti du Congrès de la dynastie Nehru/Gandhi, lequel devrait selon tout vraisemblance céder les rênes de la nation à son grand rival politique, le Bharatiya Janata Party (BJP). Une formation nationaliste hindoue ayant aujourd’hui les faveurs des suffrages et la capacité à agréger une cohorte de partis politiques régionaux pour façonner une coalition gouvernementale, autour du dynamique et probable futur Premier ministre Narendra Modi (63 ans), figure de proue du BJP et incarnation de son renouveau. Un leader nationaliste aussi électrisant (pour ses sympathisants) que discuté, eu égard à un épisode politique et intercommunautaire (hindous-musulmans) violent intervenu une douzaine d’années plus tôt (2) dans l’Etat du Gujarat (ouest de l’Inde), Etat dont Modi était déjà le Chief Minister .

Aussi, se discute avant même son éventuelle nomination en tant que 14ème chef de gouvernement de l’Union indienne l’impact que celle-ci pourrait avoir sur le fragile équilibre intercommunautaire (3) à l’intérieur des frontières de ce pays vingt fois plus peuplé que la France ; la minorité musulmane (150 millions d’individus !) a laissé entendre que la désignation d’une personnalité politique aussi controversée que N. Modi n’avait guère ses faveurs et qu’elle attiserait mécaniquement les tensions entre communautés hindoues et musulmanes (4). Au-delà des frontières indiennes, cette entrée en fonction printanière pourrait également emporter quelques conséquences sur les rapports entre Delhi et diverses capitales de la région.

Islamabad, une voisine (fébrile) sur ses gardes

Au seuil du printemps, le moins que l’on puisse penser de la République islamique du Pakistan, voisine occidentale de l’Union indienne et ennemie de proximité, est que son quotidien apparait terriblement fébrile (5), que son court terme pose moult interrogations (6), et que ses perspectives à plus long terme suscitent plus d’inquiétude que d’envie (7), dans la région et au-delà. Si courant mars 2014 les rapports entre Delhi et Islamabad ont certes connu des jours plus sombres (8), ils demeurent toutefois bien ténus, crispés ; le retour aux affaires du Premier ministre pakistanais Nawaz Sharif au printemps dernier, tout disposé se dit-il à renouer un dialogue plus apaisé avec son homologue indien, n’a guère rapproché Delhi et Islamabad ces dix derniers mois, méfiance et réserve continuant à éloigner ces deux capitales. Dans la dernière citée, le probable retour (9) à Delhi d’un gouvernement nationaliste hindou, qui plus est avec à sa tête une personnalité aussi entière que N. Modi, ne suscite guère l’enthousiasme d’une majorité de Pakistanais, moins encore parmi l’influente hiérarchie militaire. Cette dernière aura relevé que lors de sa campagne électorale, le Chief Minister du Gujarat a laissé entendre que les positions trop conciliantes de l’administration indienne sortante vis-à-vis du Pakistan prendraient fin avec un gouvernement BJP… A Islamabad, nul doute que l’on se prépare, dans les couloirs du pouvoir (civil et militaire), à un possible raidissement des positions indiennes ; rien qui ne paraisse a priori profiter à une quelconque détente dans le sous-continent indien…



Le facteur chinois

En République Populaire de Chine, le sentiment des dirigeants pékinois ne doit pas être très éloigné de celui de leur ‘’allié stratégique’’ pakistanais ; le départ prochain de l’affable et mesuré Premier ministre Manmohan Singh et son remplacement par un (plus) énergétique et nationaliste chef de gouvernement n’ayant pas eu peur jusqu’alors d’élever la voix sur des thèmes bilatéraux sensibles (10), sonne à Pékin comme une médiocre nouvelle, comme une source d’incertitude et donc d’inquiétude ; non comme une bénédiction. Par ailleurs, l’éventualité d’un nouveau cycle de tension entre Delhi et Islamabad peu après l’entrée en fonction de la prochaine administration nationaliste indienne – un précédent sensible existe (11) – ne plait guère aux autorités chinoises, bien davantage en faveur d’un rapprochement mesuré entre ces deux nations rivales que de l’ouverture d’un nouveau cycle d’hostilités. Gêné aux entournures sur le dossier nord-coréen (12), actuellement au plus mal avec Tokyo, contesté en mer de Chine du sud (par les divers Etats riverains) pour sa vision extensive de la souveraineté, le gouvernement Xi Jingping n’a aucune appétence particulière pour un nouveau contentieux indo-pakistanais dans lequel Pékin serait, fut-ce indirectement et bien malgré elle, impliquée (en sa qualité d’alliée stratégique du Pakistan).

Katmandou, Dacca, Malé et Colombo ; dans l’attente

Dans les plus modestes capitales du sous-continent – par ailleurs soumises pour la totalité d’entre elles (hormis Thimphu) à divers tourments politiques intérieurs requérant l’essentiel de leur attention -, on se prépare également à composer avec le Big Brother indien et sa future administration aux atours nationalistes … avec une certaine fébrilité. En attendant de découvrir les grands traits de la politique régionale du gouvernement Modi, les autorités népalaises, bangladaises, maldiviennes et sri-lankaises font pour l’heure profil bas sur le sujet et s’emploient, tant bien que mal, à juguler leurs priorités domestiques. Si la remise à plat brutale des rapports entre Delhi et ses voisines d’Asie du sud ne semble pas à l’ordre du jour, de probables ajustements sont toutefois à anticiper. Des perspectives qui pourraient par exemple ne pas franchement enchanter les administrations sri-lankaises (13) et bangladaises…



Delhi – Washington, Islamabad – Washington ; partenariat et faux semblant

La décennie écoulée a vu un spectaculaire rapprochement stratégique s’opérer entre l’ancien apôtre historique du non-alignement et la superpuissance américaine…, ce, tout en maintenant en l’état une proximité forte entre Delhi et Moscou (14). Un grand écart délicat à réaliser mais correspondant somme toute assez bien aux ambitions stratégiques de l’Inde pour le XXIe siècle et à sa conception multipolaire du concert des nations. En 2014, Washington trouve en Delhi une véritable alliée stratégique non seulement dans le sous-continent indien, mais plus largement en Asie-Pacifique ; articulée sur des volets politiques, économiques, commerciaux, diplomatiques et militaires (15) allant croissant, la nouvelle relation indo-américaine présente tous les traits d’un véritable partenariat, d’un projet commun et de valeurs compatibles à défaut d’être en tous points similaires ; tout ce qui fait défaut à l’improbable partenariat américano-pakistanais, dénué de confiance, d’estime réciproque. Au projet commun indo-américain fait piteusement face à l’amère coopération pakistano-américaine, imposée par les violentes convulsions passées, présentes et futures du théâtre de crise afghan et la lutte contre la menace terroriste radicale inspirée, incarnée par Al-Qaïda.

A Washington, l’administration Obama composait fort bien ces dernières années avec l’administration Singh ; la (peu glorieuse) fin de mandat de cette dernière, ses divers travers in fine rédhibitoires (16), n’ont pas entamé l’enthousiasme de la 1ère économie mondiale vis-à-vis de Delhi. De même, l’arrivée prochaine dans la capitale fédérale indienne d’un gouvernement aux tonalités politiques résolument plus nationalistes ne parait pas outre mesure (trop) inquiéter la Maison-Blanche ou le Département d’Etat (17). Du reste, du côté de l’administration Obama, on ne parait pas douter qu’une fois au pouvoir – du fait notamment de sa probable trame composite (18) –, l’administration Modi s’emploiera à mettre un peu d’eau dans son vin et à polir son image domestique, extérieure, pour incarner le visage de la seconde démographie mondiale dans sa diversité, non celui du sectarisme et de la division intercommunautaire. En toutes hypothèses, si jamais ce recalibrage idéologique tardait à se dessiner, à prendre ses marques et ses nouveaux traits, nul doute que l’on pourrait alors compter sur le nouvel allié stratégique américain pour rappeler la nouvelle Delhi à ses nouvelles obligations, corollaires de son nouveau statut international de puissance émergente.

(1) cf. 960 000 bureaux de vote ; élections étalées en une douzaine de phases successives par souci de sécurité, etc.
(2) En février 2002, une soixantaine de pèlerins d’hindous périrent dans l’incendie d’un train à Godhra, dans l’Etat du Gujarat. Dans les semaines qui suivirent, 2.000 personnes (majoritairement musulmanes) auraient perdu la vie dans ce même Etat lors de violences intercommunautaires parmi les plus meurtrières de l’histoire moderne du pays. La responsabilité du gouvernement local dirigé alors par Narendra Modi fut mise en cause par la Commission nationale des droits de l’homme et divers observateurs, notamment pour n’avoir guère pris les mesures pour éviter pareil bain de sang.
(3) La population indienne et son 1,25 milliard d’habitants se répartit selon les contours religieux suivants : hindous 80,5%, musulmans 13,4%, sikhs 1,9%, catholiques 2,3%, bouddhistes 0,7%, autres 1,2%.
(4) Voir ‘’India’s Muslims Wary of Rising Political Star’’, New York Times, 3 mars 2014.
(5) Crise sécuritaire, économique, énergétique, interconfessionnelle ; terrorisme ; mauvaise gouvernance, etc.
(6) Rapports civils – militaires ténus ; expansion possible de la menace islamiste ; détérioration de l’état de droit.
(7) 196 millions d’habitants aujourd’hui ; 234 millions à horizon 2030 ; sous-développement et pauvreté ; impact de l’interminable crise afghane ; gestion de ses capacités nucléaires militaires ; etc.
(8) cf. au lendemain des attentats de Mumbai de novembre 2008 (170 morts).
(9) Une précédente administration BJP a présidé aux destinées de la nation entre 1998 et 2004, avec à sa tête le plus tempéré Premier ministre A.B. Vajpayee.
(10) En évoquant notamment le différend sino-indien sur la souveraineté de l’Arunachal Pradesh, dans le nord-est indien, et la nécessité pour New Delhi de se montrer plus ferme sur ce sujet vis-à-vis de Pékin.
(11) En mai 1998, peu après la victoire du BJP aux élections générales, le Premier ministre A.B. Vajpayee avait enjoint les scientifiques de procéder à une série d’essais nucléaires, après un quart de siècle de moratoire ; une dizaine de jours plus tard, le Pakistan répondait à cette démonstration de force par une série de tests atomiques souterrains, franchissant à l’occasion pour la première fois le seuil nucléaire et élevant la tension entre ces deux voisins aux rapports tourmentés.
(12) Du fait notamment de sa proximité avec ce régime défiant et sa haute imprévisibilité.
(13) ‘’India PM to boycott Sri Lanka Commonwealth summit’’, BBC news, 12 novembre 2013.
(14) ‘’Putin: India top foreign policy priority for Russia’’, The Hindu, 16 janvier 2014.
(15) ‘’India to buy 6 more C-130J Hercules aircraft from U.S. despite diplomatic row’’, Xinhua, 23 décembre. 2013.
(16) Cf. scandales de corruption en série éreintant la crédibilité du gouvernement et la mansuétude habituelle, l’estime de la population pour le parti du Congrès.
(17) ‘’U.S. Reaches Out to Indian Opposition Leader It Once Rebuked’’, New York Times, 11 février 2014.
(18) Les spécialistes indiens s’attendent à ce que le BJP bâtisse au lendemain des élections un gouvernement de coalition rassemblant un certain nombre de formations politiques régionales, dont toutes ne seront pas d’obédience ‘’nationaliste hindoue’’ comme ce dernier, diluant de facto quelque peu son agenda politique électoral ou originel.


*Olivier Guillard est par ailleurs Directeur de l’information chez Crisis 24. Il est l’auteur de Géopolitique de l’Inde , Presses Universitaires de France, Paris, 2012 ; 50 petites leçons sur l’Inde , Hachette littérature, Paris, 2009.
Sur la même thématique