ANALYSES

Le Mexique entre rébellion et émergence. Il y a vingt ans l’Alena et le sous-commandant Marcos

Tribune
28 janvier 2014
« La bête », train de destins malheureux habillé aux couleurs métalliques du millénaire, cahote sur un axe de fer, du Chiapas à Tiujana, du Guatemala à la Californie. Ses wagons couverts par les oubliés du développement aspirant à l’Eldorado des temps médiatiques, les Etats-Unis, ont fasciné les conteurs des temps modernes. Cary Joji Fukunaga, Pedro Utreras, Diego Quemada Ruiz (1) ont mis le Train de la mort en images grinçantes. La Bestia , omnibus de l’Alena draine les sans noms Honduriens, Salvadoriens, Guatémaltèques, Mexicains, vers une hypothétique cage dorée. Ils sont 300 000-400 000, chaque année à tenter leur chance, celle de passer la ligne, la frontière des Etats-Unis. Leur rébellion est tragiquement individuelle, loin du Chiapas et des rêves utopiques de l’EZLN. Les trafics en tout genre ont généré leurs propres aiguillages en prise sur les rails de la Bête. Les pauvres tuent alors les pauvres. Le choc provoqué par le libre-échange nord-sud, le souffle de concurrences asymétriques a vidé les campagnes, comme celles de l’Etat de Zacatecas. 6,2 millions de Mexicains vivaient aux Etats-Unis en 1994. Ils étaient 12 millions en 2013 (2) . 40% de la population vivrait en dessous du seuil de pauvreté. Beaucoup des désœuvrés par l’Alena honorent la Santa muerte . Des groupes délinquants ont poussé et fructifié sur le désordre de l’économie et de la société. Ils se taillent des fiefs, âprement disputés. Les forces de l’ordre bousculées arbitrent sans vaincre entre les uns et les autres. Les bandes qui au fil des rivalités se font et se défont, laissent derrière elles des dizaines de milliers de victimes. Les Mexicains excédés par le crime en viennent à prendre les armes pour faire justice. Le Michoacan est en ce début de 2014 le théâtre d’une guerre entre paramilitaires et chevaliers templiers. Tout cela a un coût consciencieusement chiffré en 2013 par l’Institut pour l’économie et la paix (IEP) à 27,7% du PIB. Le taux des homicides selon l’Institut national de statistique et géographie, (Ingi), a augmenté de 150% de 2006 à 2011. La bonne marche de l’économie grippe sur le crime organisé. Monterrey la perle du Nord a perdu de son brillant affecté par la dégradation de la convivialité publique.

Il est vrai et c’est l’autre face de ce pays Janus, que l’ALENA profite à d’autres. Si Monterrey souffre, l’Etat voisin de Queretaro croît. Plus tranquille, il capte les investisseurs étrangers cherchant à s’installer à bon compte aux portes des Etats-Unis. L’ALENA a en effet apporté la stabilité financière et bonifié, pour les investisseurs, le différentiel salarial et social. L’industrie locale tirée vers le Nord et bien souvent sous-traitante a bel et bien créé des emplois de type nouveau. Danone, EADS, Hutchison Wampoa, KYB, Nivea, Pirelli, ont choisi le Mexique ces dernières années. L’homme le plus riche du monde, Carlos Slim, est mexicain. Il a ces dernières années porté les symboles et les contradictions du pays. Propriétaire d’un puissant conglomérat construit sur la communication et la téléphonie mobile, il investit à son tour loin du Mexique, aux Etats-Unis mais aussi en Europe. D’autres géants, initialement locaux, ont accompagné le mouvement, Bimbo dans l’agro-alimentaire, Cemex le cimentier, Pemex le pétrolier, et Televisa dans l’audiovisuel. Le Mexique y a gagné des points de croissance qui en ont fait la deuxième puissance économique d’Amérique latine et la quatorzième du monde. Il a été accepté dans le club des pays développés, l’OCDE en 1994. L’un des siens, Angel Gurria, en est le secrétaire général. Il est devenu membre du Forum des économies du Pacifique, l’APEC. Il a fait son entrée dans le G-20 en 2008. La Chine et c’est un signe qui ne trompe pas a intégré le Mexique dans ses réseaux. Bien que loin derrière les Etats-Unis, elle en est aujourd’hui le deuxième partenaire. Douze traités de libre échange ont dans la foulée été signés par le Mexique en particulier avec les Etats-Unis, l’Union européenne, et le Japon. La liste des prétendants en ce début d’année 2014 est éloquente. Dans le carnet de bal des autorités mexicaines, on trouve Enrico Letta, président du gouvernement italien, Barak Obama, Stephen Harper, premier ministre du Canada, François Hollande, Goodluck Jonathan, président du Nigéria, Shinzo Abe, premier ministre japonais et Dilma Rousseff, chef de l’Etat brésilien.

Conscient de cette attractivité nouvelle le Mexique a posé depuis l’entrée en fonction du président Enrique Peña Nieto le 1er décembre 2012, les marques d’une insolite affirmation nationale. Suivant ainsi la voie tracée par Lula au Brésil en janvier 2003, le Mexique revendique à son tour une place d’acteur international global responsable. Il le fait en restaurant la doctrine Estrada oubliée sous les administrations antérieures du parti d’Action Nationale. Il s’agit pour le Mexique de défendre viscéralement le respect des souverainetés, et la non-ingérence tout en confirmant l’option économique en faveur du libre-échange. C’est ainsi qu’il a en 2012 initié une coalition libre échangiste latino-américaine, l’Alliance du Pacifique. Et que son président a effectué 16 déplacements internationaux en 2013. Il a par ailleurs reçu ses homologues états-unien et chinois. Il a rétabli les relations avec Cuba, la France et le Venezuela, hier compromises. Il a participé avec l’Australie, la Corée du sud, l’Indonésie, la Turquie, à la constitution d’un groupe d’intérêts réunissant diverses puissances moyennes émergentes, le MIKTA. Le Mexique s’apprête en 2014 à élargir son périmètre diplomatique aux pays du Golfe et à l’Afrique, où il ouvre deux ambassades, l’une au Ghana et l’autre au Nigéria. Le Mexique a le 15 janvier 2014, annoncé une initiative visant à l’abolition de la peine de mort en Amérique. Il effectue de façon continue des démarches auprès des Etats-Unis visant à empêcher l’exécution de Mexicains condamnés à la peine capitale. Il s’est associé à l’initiative de l’Allemagne et du Brésil, prise en riposte aux activités de services nord-américains, destinée à mettre un terme à l’espionnage des communications. Le Mexique participe à la Conférence de Montreux, dite de Genève II, sur la situation en Syrie, le 22 janvier 2014. Il se prépare à recevoir en 2015, une conférence économique Amérique latine-Chine.

De grandes réformes intérieures fiscales, énergétiques, sociales, sécuritaire ont été lancées par le nouveau président, Enrique Peña Nieto, pour conforter ces ambitions économique et diplomatique extérieures. Tout en reposant sur la nécessité de renforcer l’Etat et réduire les inégalités, elles font le pari des libertés économiques. Un pari qui a suscité doutes et résistances intérieures, mais aussi la préoccupation des voisins latino-américains.

(1) « Sin nombre », film de Cary Joji Fukunaga (2009) ; « La Bestia », documentaire de Pedro Utreras (2010) ; « La jaula de oro », production cinématographique de Diego Quemada-Ruiz (2012)
(2) In Jorge Castañeda, NAFTA’s Mixed Record, Foreign Affairs, vol. 93, janvier-février 2014
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