27.12.2024
L’emploi des forces armées dans la sécurisation des favelas au Brésil
Tribune
15 janvier 2014
Chacun des vingt-sept Etats brésiliens dispose de deux sortes de police qui répondent au gouvernement des Etats auxquels elles appartiennent : une police civile d’environ 123 400 membres en charge d’investigations et des missions judiciaires, et une police militaire ( Polícias Militares ) d’environ 400 000 membres actifs au total. La police militaire quant à elle est chargée de renforcer l’ordre public et a endossé un rôle de premier plan dans la politique nationale de sécurisation des favelas (bidonvilles brésiliens). Les membres de la police militaire sont entrainés militairement et font partie de l’armée de réserve (2). Celle-ci est composée de plusieurs corps, dont les UPP, Unités de Police Pacificatrice de l’Etat de Rio de Janeiro, créées en 2008 et chargée de la sécurisation des favelas sur ce territoire.
La police militaire existerait au Brésil depuis le début du XIXe siècle et sa dénomination a changé plusieurs fois depuis lors. C’est lors de la guerre des Canudos (1893-1898) que le Brésil envoie pour la première fois quatre expéditions militaires pour venir à bout de la rébellion d’une communauté qui contestait l’ordre religieux (3). Puis la constitution de 1891 fît une première référence à la « police militaire » que la législation du XXème siècle a progressivement assimilée aux forces armées nationales (4).
Après le coup d’Etat militaire en 1964, le nouveau gouvernement du Brésil met en place ce modèle de police militaire d’Etat, destinée à remplacer la force publique et les gardes civils. Aujourd’hui, c’est elle qui gère en grande partie la sécurité urbaine. Le statut militaire et la formation dont elle bénéficie lui ont conféré un rôle prééminent dans la gestion des contre-insurrections urbaines. Selon Cecilia Coimbra, cette politique est influencée par la doctrine de sécurité nationale issue de la dictature militaire (1964-1985) utilisée alors contre les opposants au régime.
Politique de reconquête des Favelas depuis les années 2000
Les premières favelas naissent en 1860, mais c’est en 1940 qu’on observe la première prolifération importante, due à de nombreux changements politiques, économiques et sociaux. Depuis la fin de l’esclavage en 1888 et la décadence de la caféiculture, l’exode rural dirige de nombreuses populations vers les villes qui avaient besoin de main d’œuvre pour faire face à l’industrialisation croissante. Selon un rapport de l’ONU publié en 2006, les favelas compteront bientôt 55 millions d’habitants, soit environ un quart de la population totale du Brésil.
La politique de sécurisation des favelas est née dans les années 1980, dans le but de combattre la criminalité et les trafics en tout genre dans la ville de Rio de Janeiro. Les actions qu’elle mène ont significativement accru le nombre de morts civils (5) (8704 morts entre 2003 et 2010 (6)). Cette politique, utilisée contre les opposants du temps de la dictature militaire, vise les milices et les réseaux trafiquants, ennemis de l’Etat.
C’est dans les années 2000, alors que le taux d’homicides s’élevait à 30 morts pour 100 000 habitants, que le Brésil publie son premier plan national de sécurité publique, Plano Nacional de Segurança Pública (7). Ce plan propose des évolutions à tous les niveaux – fédéral, des Etats, municipal et constitutionnel – en intégrant des politiques sociales et de sécurité (8). Le gouvernement fédéral crée également un fonds public pour la sécurité nationale, Fundo Nacional de Segurança Pública , permettant de financer des projets du plan national de sécurité publique. En 2002, en parallèle d’une augmentation très forte de la population dans les favelas et par conséquent d’une explosion de l’insécurité et de la violence, le nouveau président Luis Inacio Lula da Silva propose la création d’un système unique de sécurité publique, le Sistema Unico de Segurança Publica et d’un ministère de la sécurité publique. Il met également en place un groupe de travail dédié au crime organisé.
Les annonces en octobre 2007 de l’élection du Brésil comme pays hôte de la Coupe du monde 2014 et en octobre 2009 de son élection comme pays hôte des Jeux Olympiques de 2016 ont replacé les enjeux sécuritaires au cœur de la politique brésilienne et ont coïncidé avec les premières interventions dans les favelas de Rio de Janeiro.
Les actions sont en partie destinées à affaiblir deux principales organisations criminelles au centre des attentions du Brésil: le PCC, Primeiro Comando da Capital , agissant dans l’Etat de São Paulo, et le CV, Comando Vermelho, sévissant dans l’Etat de Rio de Janeiro. A ce titre, les Etats ont mis en place des forces d’interventions spéciales :
– Le BOPE ( Batalhão de Operações Policiais Especiais ou Bataillon des opérations spéciales de police): forces spéciales d’intervention de l’Etat de Rio de Janeiro.
– Le ROTA : ( Rondas Ostensivas Tobias de Aguiar ) forces spéciales d’intervention de l’Etat de São Paulo.
Nouvelle stratégie de territorialisation et rôle des militaires dans la sécurisation des Favelas
Les responsables brésiliens se sont appuyés sur l’expérience acquise dans les bidonvilles d’Haïti pour définir la nouvelle stratégie de reconquête des favelas. Cette expérience, conjuguée à des moyens beaucoup plus importants ont permis le succès de ces missions, à savoir dans un premier temps le rétablissement de la présence et de l’autorité de l’Etat, pour permettre par la suite la mise en œuvre de politiques publiques.
Comme l’explique le colonel Ibis Pereira, porte-parole de la police militaire de l’Etat de Rio de Janeiro, la militarisation se définit par la manière dont la force appréhende sa cible: « Cela consiste à voir une favela comme un territoire à conquérir » (9). Ce terme de “conquête” reflète tout à fait la stratégie définie par les Etats : alors que depuis plusieurs décennies on constate un net recul de la présence de l’Etat dans ces quartiers défavorisés, et que les premières politiques d’enrayement de la criminalité se sont concentrées sur l’arrestation des chefs de ces organisations, c’est aujourd’hui une véritable stratégie de reconquête territoriale du centre de ces favelas vers leur périphérie qui est mise en place. Les forces sont déployées selon des zones dites de planification, comme l’indique le schéma ci-dessous.
Allan Turnowski, chef de la police civile de Rio de Janeiro, résume également dans une interview cette stratégie de reconquête des favelas « Entrer […] dans le bidonville de Rocinha n’a jamais été un problème […]. Le problème était d’avoir les effectifs pour rester […]. Pendant longtemps, nous avons travaillé avec la logique d’arrêter les chefs de trafic […] Nous attaquons maintenant le territoire, les armes et la drogue » (10).
Le renforcement des moyens a rendu possible des opérations de plus grande ampleur. Surtout, il a permis aux forces de l’Etat de réinvestir les quartiers sur le long terme, et de mettre en place les politiques sociales prônées par le plan national de sécurité publique.
Les opérations de sécurisation de ces quartiers s’effectuent en deux phases.
Dans un premier temps, des forces de la valeur d’une brigade (parachutistes, bataillons de choc BOPE, ROTA) équipée de blindées et d’hélicoptères investissent la favela. L’opération Choc de paix réalisée en novembre 2011 réunit ainsi 2 000 policiers et militaires, des hélicoptères blindés, 18 véhicules blindés de la marine et 7 de la police militaire. Ces opérations impliquent également la fermeture des routes environnantes et de l’espace aérien. Ce sont de véritables assauts qui sont lancés sur ces quartiers, le plus souvent un dimanche matin à l’aube. Ils occasionnent parfois des combats violents comme lors de l’intervention dans deux groupes de favelas du nord de Rio en novembre 2010 qui a fait 40 victimes. Les affrontements ont cependant tendance à décroître.
Dans un second temps, la police militaire et les bataillons de choc cèdent leur place aux unités de police pacificatrice (UPP) qui s’installent pour une période indéterminée dans le quartier afin de sécuriser la zone sur le long terme et de favoriser son développement en mettant en place certains services publics (acheminement de courrier, égouts), auparavant sous l’emprise de ces milices.
Résultats, limites et bilans de ces interventions
Cette nouvelle politique a permis des avancées dans la problématique de sécurisation de ces quartiers.
Les moyens octroyés à ces missions, équipes nombreuses et spécialisées dans les interventions spécifiques, véhicules et hélicoptères blindés, ont permis une pénétration et une couverture rapide du terrain et ont laissé peu de chances à la rébellion de réagir. Ils ont permis aux forces de polices et aux pouvoirs publics de réinvestir les quartiers et de contrôler ces zones.
Les modes opératoires ont minimisé les pertes humaines civiles et militaires que l’on pourrait attendre sur des opérations de si grande ampleur. C’est un point essentiel pour préserver la confiance de l’opinion publique et des habitants de ces quartiers dans la police militaire, et par extension dans leurs gouvernements d’Etat et fédéral.
Un travail de réhabilitation est en cours grâce aux UPP, qui œuvrent au développement de ces quartiers. Les groupes criminels qui détenaient les approvisionnements en eau ont disparu, et le fonctionnement « logistique » des favelas s’assainit. Les rues sont nommées, des services d’acheminement du courrier, de l’eau sont mis en place. Les villes de São Paulo et de Rio de Janeiro ont particulièrement bénéficié de ces programmes.
Cependant, plusieurs limites viennent porter une ombre sur ces résultats positifs observés.
Tout d’abord, les polices militaires ont été accusées de nombreuses violences et assassinats : les excès des UPP lors de leur présence sur le terrain ont entraîné des protestations, puis à des enquêtes inculpant certains de ses des membres. Cela renforce les craintes des habitants de ces quartiers envers les forces armées, qui les perçoivent parfois comme une nouvelle mafia en place. Les tortures subies par certains résidents des favelas et la corruption de plusieurs membres de ces corps, reconnues par les tribunaux brésiliens, ne sont pas de nature à rassurer les locaux. La présence militaire serait perçue comme une nouvelle invasion et les excès de ses membres comme une menace, plutôt que comme une force pacificatrice.
En outre, les 21 années de dictature militaire rendent la population hostile à une prise en main de la sécurité par les forces armées. Le contrôle par les forces militaires des organes politiques du Brésil a détérioré leur image et génère des craintes de retour à une situation similaire dès lors qu’ils prennent des responsabilités dépassant le cadre de leurs fonctions. Ces inquiétudes se sont révélées fondées puisque certains membres des UPP ont été accusés de corruption et de torture sur 23 personnes lors de l’intervention du 6 octobre 2013 (11). En ce qui concerne la corruption généralisée des forces de l’ordre, l’assassinat de la juge Patricia Acioli est à ce titre symbolique. Alors qu’elle avait réalisé une liste de 91 policiers impliqués dans des assassinats, la juge réputée incorruptible fût victime en août 2011 d’une embuscade qui lui fût fatale. L’enquête a inculpé un lieutenant-colonel responsable du bataillon de São Gonçalo, ainsi que sept autres policiers qui collaboraient avec lui. Ces scandales ont également porté un coup dur à la profession, considérée dès lors comme une criminalité alternative aux trafics d’armes et de drogues.
Par ailleurs, les relations entre la présidente Dilma Rousseff et les forces militaires pourraient également avoir une influence au niveau national. En effet, du temps de la dictature militaire, la présidente, à l’époque membre de la guérilla de gauche, a été capturée et torturée par les forces armées. En résultent de nombreuses tensions quand elle souhaite enquêter sur les bavures présumées lors de l’occupation des favelas par les militaires, puisque ces initiatives sont rapidement interprétées comme un dénigrement de la profession, et ce bien qu’elle ait dès le début de son mandat, mis en priorité le respect et la défense des droits de l’homme, ainsi que la chasse à la corruption.
Ces violences ont engendré des demandes croissantes de démilitarisation de la police (12) par les habitants des quartiers. Ces requêtes sont soutenues par plusieurs ONG et organisations internationales qui ont demandé au Brésil d’abolir la police militaire en raison des dérives reportées. En 2012, le Conseil sur les droits de l’homme des Nations unies et Amnesty International ont également reporté l’implication des polices civile et militaire dans une forme de nettoyage social, des extorsions, et du trafic d’armes et de drogues. Enfin, le rapport sur les droits de l’homme du département d’Etat américain a abondé dans le sens de ces accusations. Une présence prolongée des forces militaires dans les Favelas pourrait engendrer un risque de radicalisation des habitants.
Il existe un risque que la politique de sécurité actuelle accroisse la violence de plus petites organisations criminelles, comme celle du Primeiro Grupo Catarinense , qui sévit dans l’Etat de Santa Catarina. En effet, les aides du budget fédéral de la défense sont principalement octroyées aux deux Etats principaux que sont ceux de São Paulo et de Rio de Janeiro (700 millions de dollars) au détriment des 16 autres Etats touchés par ces problèmes de violence (13).
On peut également se demander dans quelle mesure cette politique fait partie d’une stratégie de communication destinée à améliorer l’image du Brésil aux yeux de la communauté internationale. En effet, les images spectaculaires de l’intervention militaire au Complexo do Alemão en 2010, diffusées mondialement, avec l’ancrage d’un drapeau brésilien sur le sommet d’une colline et le retour de la force publique dans ces quartiers, ont un retentissement international. Pour autant, de nombreuses suspicions entourent cet événement, arguant que les milices auraient été prévenues par les forces brésiliennes, ce qui expliquerait à la fois l’absence de résistance lors de la pénétration dans ces zones et le faible nombre de victimes suite à ces interventions. Ces mafias locales se seraient simplement déplacées, mais le problème des trafics de stupéfiants et d’armes serait loin d’être résolu.
Enfin, selon Jose Maria Nobrega, chercheur brésilien en sciences politiques, cette présence constitue également un danger pour la démocratie : il alerte sur la militarisation de la sécurité publique qu’il considère représenter un danger pour la démocratie. En effet, la constitution de 1988 octroie aux forces armées des pouvoirs dépassant leur rôle dans un contexte démocratique (14): ils jouissent d’un important pouvoir de négociation dans le fonctionnement de certaines institutions démocratiques et un pouvoir d’intimidation dans les débats constitutionnels, permettant de maintenir les prérogatives dont ils bénéficient, comme leur statut de garant de la loi et de l’ordre (15) par exemple.
Une solution possible pour résoudre les problèmes de sécurité et surpasser les difficultés générées par cette politique serait d’unir les polices civile et militaire. Wilson Moraes, président de l’association des chefs et soldats de la police militaire de São Paulo, a expliqué lors d’une interview à la BBC Brasil que les associations de la police militaire sont favorables à cette unification, qui requiert un amendement à l’article 144 de la Constitution. Au vu des tensions sociales alimentées par les forces militaires, il semble évident que si leur intervention est nécessaire pour entrer dans les favelas, la prolongation de leur mission sur le moyen ou long terme est un danger pour la sécurité. Par ailleurs, cette présence diffuse un sentiment d’Etat de siège permanent et un climat de tensions propice à la radicalisation des habitants et peu favorable à la pacification des favelas.
*Cette note est publiée avec l’accord du Centre de Doctrine d’Emploi des Forces du Ministère de la Défense pour qui elle a été initialement rédigée.