27.11.2024
L’Inde et ses « petits voisins » : un subtil équilibre
Tribune
16 décembre 2013
Bref, depuis son indépendance, l’Inde se positionne « malgré elle » et sur des terrains « choisis » comme un protecteur et défenseur de la démocratie. Tantôt très active, tantôt en retrait, la politique étrangère indienne vis-à-vis de ses voisins est semée de victoires et d’échecs. « L’Inde n’a pas vraiment de stratégie avec les nations qui l’entourent. Elle n’agit que lorsqu’on la sollicite et n’use jamais de sa puissance et de son influence pour imposer son point de vue face à une violation de la démocratie ou des droits de l’homme, valeurs auxquelles elle est supposée adhérer », explique Roopinder Bhatia, une politologue indienne à New Delhi. « Mais dans une région qui a été instable pendant près de six décennies depuis le départ des Anglais, l’Inde est la seule puissance démocratique qui a la capacité d’aider ses petits voisins ».
Pendant que New Delhi ne sait pas sur quel pied danser, Pékin s’est lancé dans le pari asiatique avec une stratégie bien rodée et davantage axée sur la collaboration économique. Pour asseoir son pouvoir, elle bâtit des constructions spectaculaires et se positionne sur le marché « high tech ». A Male, la capitale des Maldives, la nouvelle ambassade chinoise surpasse toutes les autres constructions du pays avec ses dix étages flambants neufs.
La Chine est aussi le principal partenaire du Sri Lanka dans le cadre de la modernisation de son port. Le site, qui peut être visité par les touristes, est époustouflant : des Chinois y travaillent encore sur des grues et de grands panneaux projetant des plans en 3D du site, en langue chinoise, sont placardés un peu partout… Ce chantier a relancé la compétition avec l’Inde, qui est traditionnellement la plus grande puissance maritime d’Asie du sud et du sud-est.
Grâce à ces projets économiques, la Chine peut aussi faire venir ses travailleurs dans d’autres pays, où nombre d’entre eux finissent par s’installer. Dans certains pays d’Asie, comme Singapour ou la Malaisie, ils représentent – à l’instar des diasporas indiennes – un électorat très important.
L’Inde et la Chine se livrent ainsi à une lutte d’influence dans la région et l’océan indien où traversent les routes énergétiques – du pétrole et du gaz notamment. Mais là où la Chine est connue pour « ses visées hégémoniques », l’Inde préfère rester en retrait. « New Delhi s’est toujours positionnée dans le ‘non-alignement’. Elle a certes des relations privilégiées avec certains pays mais ne s’impose pas comme le ferait la France ou les Etats-Unis, par exemple sur la question iranienne ou malienne », poursuit la politologue.
De nombreux Indiens – mais aussi la communauté internationale – critiquent durement l’immobilisme de l’Inde face à des problèmes graves dans la région, même ceux qui touchent directement ses intérêts (Tibet, Sri Lanka, Birmanie etc.). « En raison de sa politique étrangère bancale, des partis politiques et des lobbyistes ‘anti-Inde’, accusant Delhi d’interférer dans les affaires internes de leur pays, ont commencé à prendre de l’ampleur ces dernières années dans la région », note Roopinder Bhatia.
L’Inde, « Big brother » ou véritable soutien ?
Le vrai défi auquel doit faire face l’Inde est celui de trouver un équilibre. « Le pays doit trouver la bonne combinaison, entre puissance et confiance, le bon degré d’assistance, le bon timing, le tout manié avec des pincettes , explique une source au ministère des Affaires Etrangères indien (MAE). La communauté internationale doit voir l’Inde comme un acteur neutre et de confiance, sur lequel elle peut compter lorsque la démocratie est en danger dans la région. Cet équilibre subtil a malheureusement été rompu dans la plupart des cas avec ses voisins, à l’exception peut-être du Bhoutan et du Bangladesh ».
Népal : des frontières invisibles
L’une des relations les plus complexes pour l’Inde actuellement est celle avec le Népal. Cet Etat himalayen fait partie des pays les plus pauvres et les moins développés du monde, avec près de la moitié de sa population vivant sous le seuil de pauvreté. En 1950, l’Inde et le Népal ont signé un traité de paix et d’amitié, qui avait pour objectif principal de lutter contre les forces communistes chinoises qui menaçaient à l’époque la monarchie du Népal. Le traité autorisait l’Inde à protéger le Népal militairement et promettait l’envoi de plusieurs millions de dollars pour armer et entraîner l’armée et la police népalaises. Elle a aussi ouvert ses frontières aux Népalais et plusieurs millions d’entre eux y travaillent.
Mais avec la montée du mouvement maoïste, que certains attribuent à l’intervention chinoise au Népal, les relations avec l’Inde ont commencé à battre de l’aile dès 1990. Pour prouver son engagement envers le peuple népalais, l’Inde a signé un accord pour le partage de l’eau et de l’électricité. Dans le même temps, le Népal a demandé à l’Inde de réviser le traité de paix et d’amitié indo-népalais, affirmant qu’il pouvait désormais gérer lui-même sa défense.
« Pendant plusieurs années, l’Inde a laissé traîner cette demande, pensant qu’elle perdrait son influence au Népal. Mais cela n’a fait que donner davantage d’arguments au lobby anti-indien qui s’était formé. Ce n’est seulement qu’en 2009 que l’Inde a accepté de revoir l’accord, qui est toujours en cours de renégociation », explique notre source au MAE. Ces quatre dernières années, les relations indo-népalaises se sont plus ou moins apaisées et semblent avoir retrouvé un certain équilibre. Ce fut alors au tour des relations Inde-Maldives de s’assombrir…
Maldives : entre intervention et immobilisme
Dans les années 1988-89, les Maldives sont secourues par l’Inde, qui envoie ses forces armées pour venir en aide au gouvernement face à une tentative de coup d’Etat. Aujourd’hui, le statut de « grand frère protecteur » dont New Delhi a joui pendant près de 50 ans, est mis en danger par de virulentes manifestations impulsées par les partis politiques d’opposition sur l’archipel. Les élections présidentielles prévues début septembre avaient d’ailleurs été repoussées en raison des agitations. Tout comme la communauté internationale, l’Inde n’avait qu’un souhait, que les élections malaises se déroulent librement ; mais méfiante face au sentiment « anti-indien » qui se propage parmi les groupes d’opposition, elle est restée en retrait…
Créant la surprise générale, Abdulla Yameen a remporté le scrutin le 15 novembre dernier, battant au second tour, l’ancien président « pro-indien » Mohamed Nasheed qui était pourtant donné favori. Aujourd’hui l’entrée en matière du conservateur Yameen qui a notamment pour allié un parti islamiste militant pour l’imposition de la charia, pourrait mettre à mal les projets et la position de l’Inde dans l’Océan indien. A l’annonce de sa victoire, New Delhi a toutefois pris les devants et félicité le nouveau président. Ce dernier doit annoncer prochainement les dates de sa visite en Inde pour son premier déplacement officiel à l’extérieur.
Bangladesh : une menace pour la sécurité intérieure indienne ?
Le Bangladesh a été libéré grâce à l’intervention de l’armée indienne pour stopper le génocide démarré par l’armée pakistanaise en 1971. Depuis la guerre de libération du Bangladesh, l’Inde abrite plusieurs millions de Bangladais qui y travaillent légalement ou illégalement. Selon l’ambassade de l’Inde à Dacca, chaque année, près de 25 000 Bangladais prennent un visa pour aller en Inde et ne retournent pas au pays.
Une autre menace pour New Delhi est la montée de l’extrémisme islamique dans la région. « Le Bangladesh est le deuxième plus grand pays islamique au monde en termes de population, et le pays voit se développer de nombreux camps terroristes de l’ISI (Inter Services Intelligence of Pakistan, les services secrets pakistanais) , confie l’ancien ambassadeur indien à Dacca maintenant basé à Delhi au MAE. C’est un danger pour l’Inde, qui construit depuis plusieurs années des défenses à la frontière avec le Bangladesh pour se protéger ».
Au cours de ces cinq dernières années, New Delhi et Dacca ont résolu de nombreux problèmes qui freinaient l’évolution de leurs relations bilatérales. Récemment les deux ont signé un accord sur la frontière indo-bangladaise qui leur permet de posséder des territoires sous leur souveraineté dans l’un et l’autre pays. Par ailleurs, New Delhi tente d’arriver à un consensus interne pour permettre au Bangladesh d’avoir accès à l’eau de la rivière Testa. « Cet accord va apporter une nouvelle dimension aux relations entre les deux. L’Inde souffre aussi d’un ‘problème de perception’ aux yeux de ses voisins, qui la regardent avec méfiance en raison de sa taille, de son économie et de sa capacité militaire… », ajoute un analyste de l’IDSA, un think thank basé à New Delhi.
Sri Lanka : un partenaire ambigu
Plus au sud, le Sri Lanka est quant à lui un partenaire difficile à appréhender pour l’Inde. D’un côté New Delhi a soutenu Colombo durant sa guerre contre le terrorisme, de l’autre il l’accuse (pressé par l’Etat du Tamil Nadu favorable aux Tamouls du Sri-Lanka) d’avoir commis des crimes de guerre lors de la « guerre ultime » lancée par le président sri-lankais Mahinda Rajapaksa en 2009.
En attendant, c’est la Chine que le Sri Lanka a choisie comme partenaire principal pour reconstruire le pays après la guerre, développer son nouveau port, ses aéroports et ses infrastructures. L’Inde garde toutefois un certain poids, notamment au niveau politique. « Des fonctionnaires sri-lankais sont récemment allés faire une formation à New Delhi pour étudier le déroulement des élections. L’Inde est une démocratie, donc culturellement et politiquement plus proche de nous. Avec la Chine, ce sera toujours ‘business first’ », confie un fonctionnaire du gouvernement sri-lankais en charge des élections dans le nord du pays. Mais pour le président sri-lankais « actionner et afficher » ses relations avec Pékin permet aussi de montrer à l’Inde que la petite île ne dépend plus forcément d’elle pour son développement comme ce fut le cas historiquement avant l’arrivée des Chinois il y a une dizaine d’années.
La Birmanie et le Bhoutan : des « amis stratégiques »
Enfin, la Birmanie et le Bhoutan sont des « nations amies » avec qui l’Inde n’a pas connu d’oppositions majeures jusqu’à présent. Lorsque la Chine, dans son désir d’expansion, est venue pousser aux frontières bhoutanaises, l’Inde a envoyé son armée dans le cadre du traité amical indo-bhoutanais de 1949. Depuis, le Bhoutan qui entretient des relations cordiales avec l’Inde prend régulièrement conseil auprès d’elle pour sa politique extérieure.
La Birmanie est quant à elle devenue le pont de l’Inde vers les nations d’Asie du sud-est dans le cadre de sa politique « Look East » (qui consiste à développer ses relations économiques et politiques avec l’Asie de l’est et du sud-est).
En juin 1990, la National League for Democracy a gagné haut la main les premières élections libres du pays depuis 30 ans, mais l’armée n’était pas prête à lâcher le pouvoir. Aung San Suu Kyi, principal leader de l’opposition, a d’ailleurs été retenue prisonnière par la junte militaire de 1989 à 2010. L’Inde qui soutient pourtant le mouvement démocratique de la Birmanie n’est jamais intervenue dans les affaires internes du pays. Cet immobilisme a notamment suscité de vives critiques de la part des défenseurs des droits humains et de la démocratie.
Le garant des droits de l’homme ?
L’ancien Premier ministre indien Atal Bihari Vajpayee avait déclaré : « Nous pouvons changer d’amis mais nous ne pouvons pas changer de voisins. Nous devons apprendre à vivre ensemble ». L’Inde domine peut-être la majorité des nations qui l’entourent mais elle avance aujourd’hui en terrain miné… Depuis quelques années, le pays a adopté une approche plus conciliante ou plus méfiante, fidèle à sa politique de soft power qui consiste à user davantage de son influence culturelle que militaire pour s’imposer sur le plan international.
Malgré des rapports accablants d’Amnesty International ou des Nations unies, l’Inde a fermé les yeux sur le massacre des Rohingyas en Birmanie, une minorité musulmane apatride originaire d’Inde. Depuis l’assassinat de l’ancien Premier ministre indien Rajiv Gandhi par une kamikaze tamoule du Sri Lanka, elle a aussi fermé ses frontières aux réfugiés tamouls pendant plusieurs années et a refusé d’intervenir dans le conflit sri-lankais.
Pour maintenir son influence et ses intérêts économiques et stratégiques dans la région, l’Inde doit-elle pour autant renier son rôle de défenseur des valeurs de la démocratie et des droits de l’homme ? New Delhi en semble plus ou moins convaincue. Pour la politologue Roopinder Bhatia, « l’Inde doit surtout faire en sorte que les extrémismes musulmans (qui menacent le Bangladesh et les Maldives) ou bouddhistes (qui se développent rapidement au Sri Lanka et en Birmanie) – parfois soutenus par le gouvernement en place – ne mettent pas la démocratie en danger ».
L’arrivée de Narendra Modi, connu pour sa forte personnalité, à la tête d’un nouveau gouvernement à New Delhi, pourrait-t-elle changer la donne ? L’Inde va-t-elle se diriger vers une politique extérieure plus agressive ? Rien n’est vraiment sûr…
*Christine Nayagam est journaliste-correspondante en Asie du Sud depuis 2008 et basée à New Delhi. Elle travaille notamment pour Le Figaro et plusieurs revues stratégiques en Asie du Sud. Titulaire d’un master en relations internationales de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales à Paris, elle est plongée au cœur des affaires géostratégiques, politique, économique, militaires et sociales qui secouent l’Asie du Sud (Pakistan, Inde, Sri Lanka, Népal, Birmanie, Bangladesh).
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