ANALYSES

Nelson Mandela, la disparition d’une icône

Tribune
6 décembre 2013
Né le 18 juillet 1918 à Mevzo en Afrique du Sud, il était, comme il l’écrit dans ses mémoires rédigées à Robben Island « Un long chemin de la liberté ». Fils d’une famille royale, son père était polygame. Il changea son prénom, devenant Nelson, puis fut le premier de sa famille à faire des études et devint avocat. Il garda toujours un ancrage africain et xhosa fidèle notamment à la philosophie ubuntu , selon laquelle « un individu est un individu à cause des autres », et qui met l’accent sur la fraternité, la compassion et l’ouverture d’esprit. De son éducation chrétienne chez les méthodistes, mais également du fait de l’influence de Gandhi, il eut une position qui, comme il l’écrit lui-même, l’a éloigné de la lutte pour la survie de Darwin, de la croyance au marché de Smith ou de la lutte des classes de Marx.

Le 11 février 2010, non seulement l’Afrique du Sud mais également la plupart des pays dans le monde avaient célébré le vingtième anniversaire de la libération de Nelson Mandela, après 27 ans d’emprisonnement à Robben Island. Lors de ces célébrations, Nelson Mandela a, pour sa part, choisi d’inviter un de ses anciens geôliers pour un diner avec ses proches.
Le 2 février de la même année, le dernier président de l’apartheid, Fréderic William de Klerck, avait lui aussi célébré un 20e anniversaire : celui de son fameux discours au Parlement, qui a annoncé la libération de Nelson Mandela, conduisant à une nouvelle ère de dignité, d’égalité et de droits politiques. M. de Klerck avait accédé au pouvoir cinq mois auparavant alors que les townships s’enflammaient et que la marche vers la démocratie semblait impossible. Il a su composer et céder le pouvoir. En 1993, il a obtenu le prix Nobel de la Paix avec Nelson Mandela.

Le film Invictus de Clint Eastwood était un des plus beaux témoignages pour célébrer ce 20e anniversaire. Le rythme y imprime des images fortes, sur fond de musique sud-africaine, décrivant les fractures de l’apartheid, l’intensité des matchs de rugby faisant vibrer le spectateur et le génie politique de Nelson Mandela. Le film témoigne, dans la lignée des récents films de Clint Eatswood, à la fois d’un grand humanisme et de la valorisation d’un leader charismatique. Il s’agit en l’occurrence d’un héros qui cherche à construire la « nation arc-en-ciel » par la réconciliation, le pardon et la projection dans le futur, au-delà des rancœurs. Mandela apparait comme l’invincible, celui qui durant ses 27 ans d’emprisonnement relisait le poème de Henley se terminant par « je suis le maître de mon destin, je suis le capitaine de mon âme ». Il cherche à insuffler cette énergie et cette force au capitaine de l’équipe des Springboks pour lui faire gagner la finale de la coupe du monde et pour que les Sud-Africains se trouvent réunis autour du seul objectif qui, à l’époque, pouvait rassembler les différentes communautés.
Le film a une grande portée politique. Il montre en quoi le sport peut être un projet unificateur ; facteur d’opposition entre les Noirs amateurs de football et les Blancs s’identifiant au rugby, il devient un moment de construction nationale. Pour reprendre les mots de Nelson Mandela : « Le sport nous donne le pouvoir de changer le monde, de nous élever et, mieux que tout, de nous rapprocher les uns des autres ». Les téléspectateurs de l’époque se souviennent de l’arrivée de Nelson Mandela lors de la finale de la coupe du monde de rugby en 1995. Il portait le maillot des Springboks aux couleurs vert et or, symbole des Blancs et honni des Noirs. Il a été alors ovationné par les spectateurs blancs et a fait de la victoire des Springboks le symbole de la victoire des Sud-Africains, toutes communautés confondues. Mandela a eu le génie politique d’utiliser le symbole de l’ancien adversaire pour un faire un symbole à portée universelle qui dépassait les clivages et effaçait les cicatrices de l’histoire. Il l’a fait contre son propre parti, le Congrès National Africain (ANC).
Ce film relate un moment unique de réconciliation, répondant aux rêves d’un Albert Camus lors de la guerre d’Algérie d’une trêve entre Arabes et Européens, ou d’un Daniel Barenboim unissant dans une même musique Palestiniens et Israéliens. Il s’agit peut-être hélas d’un moment passé, quand on sait que les membres de l’ANC veulent aujourd’hui changer le maillot des Springboks et imposer des quotas de noirs au sein de l’équipe de rugby sud-africaine.

L’héritage de Mandela

Que reste-t-il aujourd’hui de l’héritage de Nelson Mandela ? Il s’agit d’une icône qui a su construire la « nation arc-en-ciel » grâce à une force de caractère, un génie politique et une humanité lui permettant de pardonner et de préférer la réconciliation à la revanche, notamment par la Commission « vérité et réconciliation ». Il a été le premier président noir de l’Afrique du Sud et, à ce titre, a quelques ressemblances avec Barack Obama – même si les Etats-Unis étaient sorties de l’apartheid depuis déjà plusieurs décennies. Mandela a, comme lui, obtenu le prix Nobel de la paix. Il a redonné la dignité et l’espoir aux victimes de l’apartheid. Il n’a pas été seul, évidemment, mais il apparait comme le symbole de cette transition. Sous son impulsion, l’ANC a construit les bases d’une démocratie durable avec séparation des pouvoirs et décentralisation. La constitution sud-africaine est un modèle quant à la reconnaissance des droits de l’homme, mais aussi pour les droits à l’alimentation ou à l’eau par exemple.

Bien entendu, son bilan doit aussi être nuancé. Des aspects moins positifs concernent notamment la non-reconnaissance de la priorité de la lutte contre le sida. Mandela était par ailleurs sur le fil du rasoir entre la réponse aux légitimes aspirations des victimes de l’apartheid et la volonté de rassurer les milieux financiers et d’éviter l’exode des compétences. Son ministre des Finances, Trevor Manuel, joua la carte de la rigueur financière et du libéralisme économique, assez éloignée des composantes idéologiques de l’ANC d’inspiration marxiste et nationaliste marquées par les luttes contre l’apartheid.

Aujourd’hui, l’Afrique du Sud a connu de nombreuses avancées avec une montée de la bourgeoisie noire notamment grâce au programme Black Economic Empowerment, la construction d’une véritable démocratie, l’accès à l’eau, au logement et aux biens essentiels pour la population. Mais 40% de la population noire reste au chômage. La violence, notamment dans les townships , fait de l’Afrique du Sud le second pays en termes de crimes après la Colombie.

Sur le plan politique, l’ANC est divisé et n’a plus la même légitimité qu’à la sortie de l’apartheid. L’Afrique du Sud est la première puissance militaire, économique et politique d’Afrique et représente plus de 40 % de la richesse africaine. Elle a organisé la coupe du monde de football en 2010. Mais les dirigeants restent sur le fil de rasoir entre les mesures populistes préconisées par le candidat Zuma avant qu’il ne devienne chef de l’Etat et la nécessité de répondre aux exigences de l’extérieur sur le plan financier et politique.

Monseigneur Tutu dit que l’Afrique du Sud est une poudrière. L’héritage de Mandela restera-t-il présent au-delà des célébrations de sa libération, notamment auprès des jeunes générations pour lesquelles la sortie de l’apartheid est un acquis et qui sont confrontées aux défis quotidiens de l’emploi, de la précarité et de la violence ? L’esprit de Mandela souffle-t-il encore ?

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