19.12.2024
La politique de sécurité sanitaire du monde transatlantique : vers où nous mène la logique du pire ?
Tribune
3 mai 2013
Le rejet de la « tyrannie du plausible » par la planification militaire américaine au profit des idées d’incertitude, d’imprévisibilité, d’instabilité, au profit des « scénarios du pire », est sans aucun doute un effet du brusque effondrement du monde bipolaire de la guerre froide en 1991. On est passé sans transition de la poésie de la guerre froide (« le monde libre contre l’Empire du mal ») à la prose de l’incertitude, à un envahissement de la pensée par le jeu, la fiction, la parodie (les scénarios).
Aussi, plus encore que la réalité des menaces, c’est le sentiment de vulnérabilité éprouvé par les nations qui doit être placé au cœur de la culture « biostratégique », rencontre inattendue entre la pensée stratégique et une conception de la santé publique axée sur la préparation, non sur la prévention ou la précaution, ou, si l’on préfère, axée sur la mise en œuvre de quatre types d’action : détecter (alerte et surveillance), identifier (laboratoire et épidémiologie), intercepter et neutraliser (quarantaine, vaccins, antibiotiques), reconstruire. La politisation des virus y répond à la médicalisation de la guerre. Autour de la santé publique, ces « menaces sans ennemi » constituent une « zone grise » qui ne cesse de s’épaissir. Vulnérabilité et menace ne sont pas nécessairement synonymes, en effet. « Vulnérabilité, écrit Richard Falkenrath dans America’s Achilles’ Heel (1998), renvoie à la possibilité d’un dommage ; une menace désigne la présence connue ou suspectée d’un agent pourvu de la capacité, de la motivation, de la volonté d’infliger un dommage. » Avec l’emprise de la fiction, on est aujourd’hui confronté à un divorce entre deux types de réalité. La réalité commune est celle que nous percevons tous : la « tyrannie du plausible » en est la règle. Mais une réalité seconde est imposée par les modèles et les scénarios, tous ces outils de la fiction qui ont rejeté la « tyrannie du plausible » et les probabilités et règnent en maître sur la perception savante des menaces. La logique du pire est un effet du choc entre ces deux réalités.
A vouloir être trop prêt, on finit par ne plus être flexible, et, paradoxalement, pris au dépourvu. Quels sont les risques de ces recours constants aux « scénarios » du pire ?
Trop prêt, donc peu flexible : telle est la critique qu’on a adressée aux plans anti-pandémie en 2009. Si la critique est justifiée, ce n’est pas le lieu d’en discuter. Après tout, le plan du gouvernement français était muet sur les modalités concrètes d’une campagne de vaccination de masse, et, d’un autre côté, les autorités n’étaient sans doute qu’à moitié conscientes de la discordance existant entre leur plan et l’opinion. Mais il est vrai que les scénarios du pire dominaient alors la pensée des responsables. « Depuis l’émergence, il y a quelques années, du virus de la grippe aviaire H5N1, qui se traduit par une maladie extrêmement sévère, avec 50% à 60% des cas mortels, expliquait au Monde Margaret Chan fin août 2009, les ministres de la santé ont discuté avec l’OMS de la manière de planifier la préparation à la menace pandémique en prenant pour référence la grippe espagnole de 1918. » Dès ce moment, les probabilités subjectives et psychologiques prenaient le pas sur les probabilités objectives (prévision) et, des prétendues « ressemblances » entre la grippe « mexicaine » d’avril 2009 et la grippe « espagnole » de 1918, on déduisait allègrement une possible répétition de la catastrophe. Déduction privée de tout fondement.
Toute polémique à part, il ne fait guère de doute que cette dictature des scénarios du pire ait lourdement handicapé les responsables à tous les échelons pendant la pandémie de 2009. Il ne faut pas croire, toutefois, que les scénarios du « meilleur » eussent été plus favorables à une bonne gouvernance. La terrible marée noire déclenchée par la fuite des installations de la British Petroleum dans le golfe du Mexique en 2010 apporte la démonstration du contraire. « Il est tout de même singulier, remarquait l’épidémiologiste de Harvard Marc Lipsitch (Nature 10 juin 2010), de voir l’OMS critiquée pour avoir élevé le degré d’alerte et planifié la réponse à une possible pandémie de grippe, alors que les résultats catastrophiques des scénarios du “meilleur” s’offrent à nous pour la seconde fois dans le golfe du Mexique. » Et, en effet, semblable accident avait déjà eu lieu une première fois en 2006, sans que rien ne soit fait pour parer à sa répétition. L’ironie de l’histoire est que ce sont précisément les marées noires des années 1980 (Exxon Valdez, Alaska, 1989) qui ont poussé les cours américaines à faire obligation à l’Etat fédéral de prendre en compte les scénarios du pire dans sa politique environnementale, jurisprudence à laquelle la Maison Blanche s’est longtemps opposée.
Pareil despotisme des scénarios du pire n’est peut-être que la contrepartie d’un état du monde livré au chaos, monde où le mal apparaît comme sans cause ni raison, monde qui n’a plus rien à voir avec cet ordre des possibles que représentait encore la « société du risque ». Les risques de « la société du risque » ont leur source à l’intérieur des sociétés, dans la défaillance de dispositifs technologiques (légionellose) ou dans celles de ce vaste système technique que représente la cohabitation des humains avec les animaux (grippe, SRAS ou syndrome respiratoire aigu sévère). Ces mêmes systèmes permettent d’ailleurs de prévenir ou de remédier aux accidents. Les menaces, au contraire, se réfèrent à des dangers venant de l’extérieur, à des invasions malfaisantes liées au désordre du monde (SRAS et grippe sont des maladies dites « importées »). Et pas question d’assimiler la menace microbienne (biosécurité) au risque technologique. L’attaque ne peut être que transcendante aux systèmes biologiques (mutation virale) ou sociaux (terrorisme). Si la pensée du risque entretient un espoir de rationalité supérieure—le principe de précaution, par exemple, étroitement dépendant de la coopération entre États—, celle de la menace ne laisse que peu de chance à la prévention.
Vous expliquez qu’en 2003 l’Organisation mondiale de la santé (OMS) paraissait avoir joué un rôle-clé dans la gestion de la crise, tandis qu’en 2009 il apparaîtrait que les Etats ont été au cœur de la lutte. Qu’est-ce qui a changé ?
Depuis 1995, l’OMS a remis en chantier tout son dispositif de surveillance et d’alerte avec la création, notamment, du Global Outbreak Alert and Response Network (2001) chargé de signaler à Genève 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 « tous les événements susceptibles de donner lieu à des urgences sanitaires de portée internationale » ou encore l’adoption en 2005 d’un nouveau Règlement sanitaire international qui dépossède les gouvernements de leur droit de veto sur le renseignement épidémiologique. Bien sûr, tout n’est pas réglé. L’OMS ne saurait contraindre les États à observer la loi internationale. Les réformes mentionnées ci-dessus marquent néanmoins pour l’Organisation le début d’une époque nouvelle qu’inaugurera brillamment sa stratégie audacieuse au moment de l’épidémie de SRAS : alerte globale lancée le 12 mars 2003 sur les voyages et les déplacements à destination des pays d’Asie et du Canada sans accord préalable passé avec les gouvernements concernés, confrontation ouverte avec Pékin sur les statistiques et la marche de l’épidémie. C’est ce capital de prestige et d’influence que la crise de 2009 remet en jeu (1).
Dès le passage à la phase 5 de l’alerte, début mai, Genève est prise à partie. Catastrophisme intempestif ! Inutile panique ! Certains Etats freinent des quatre fers afin de retarder la déclaration de la phase 6 (l’état de pandémie) avec son cortège de contraintes et de restrictions. Des tensions apparaissent. En Chine, vingt étudiants canadiens, tous en bonne santé, sont placés en détention à Changhua (nord-est du pays) ; Ottawa demande des explications ; le ton monte. Le 4 mai, en provenance de Bali, une Mexicaine est soumise à une visite médicale à l’aéroport de Pékin ; son mari et ses enfants, tous Français, passent le contrôle sans encombre. Jusqu’au maire de la Nouvelle-Orléans qui, avec sa femme et son garde du corps, aura les honneurs d’une détention shanghaienne pour avoir voyagé à bord d’un avion transportant un cas suspect. Citons encore le chef des services de l’inspection vétérinaire de Russie, Nikolaï Vlasov, à la langue de bois bien pendue : « On nous dit que le porc n’est pas dangereux. Peut-être, mais personne n’a encore démontré que manger du porc était sans risque ». La Russie (avec la Chine et de moindres seigneurs) venait, début mai, d’interdire l’importation de porcs et de viande de porc. Chacun cherche son intérêt avec un cynisme tranquille. Chan a-t-elle pris la peine de préciser que l’OMS ne recommandait aucun schéma uniforme, que le mot d’ordre était : « adaptation à la situation locale » ? Qu’importe ! les vieux démons resurgissent. « Ce qui compte vraiment, écrit un journaliste britannique, c’est ce que fait chaque pays sur le terrain pour lutter contre l’infection—et cela, ce n’est pas Genève mais chacun des gouvernements concernés qui s’en charge. » La moindre velléité genevoise de prendre la direction des opérations est immédiatement censurée comme le réveil de la Bête—comprenez : d’un complot visant à mettre en œuvre un gouvernement mondial !
Déclaré le 11 juin, l’état de pandémie aurait pu être annoncé quelques semaines plus tôt. Car la question avait été soulevée dès le 18 mai, lors de l’Assemblée mondiale de l’OMS, en raison de la situation préoccupante au Japon, en Espagne et en Grande-Bretagne. Selon Kathleen Sibelius, ministre de la Santé des Etats-Unis, pareille éventualité a néanmoins suscité de vives discussions. Les débats ont eu lieu dans un grand affolement, et il fallut raccourcir la session afin de permettre aux responsables de la santé de rentrer le plus vite possible dans leurs pays respectifs. Certains avaient grande hâte que l’OMS déclare l’état de pandémie. Anxieux des répercussions économiques et sociales d’une telle décision, d’autres (le Royaume-Uni, le Brésil, le Japon, la Chine) s’acharnaient au contraire à bloquer son action. On a dit la santé internationale entrée depuis 2003 (SRAS) dans une nouvelle ère où les intérêts de la science et de la population seraient toujours préférés à ceux des États. La pandémie de 2009 indique plutôt un retour aux fondamentaux, nous voulons dire au classique conflit entre les intérêts de la science et des populations et ceux du commerce, tout aussi légitimes. Précédée par la commission de Bruxelles, l’OMS a renoncé dès le 30 avril à l’étiquette « grippe du porc » sous la pression des industriels de la filière mais aussi des gouvernements canadien, américain ou encore brésilien. Agence spécialisée des Nations-unies, entité inter-gouvernementale, l’OMS n’est pas censée s’opposer à la volonté de ses Etats-membres ; et pourtant, c’est bien ce qu’elle n’avait pas hésité à faire en 2003, lors de la pandémie de SRAS.
Vous mentionnez la faiblesse de la loi internationale, et l’inadéquation de l’Etat-nation face à des menaces sans frontières. Que pourrait-on faire au niveau international afin de contrecarrer ces tendances à une aggravation du désordre du monde ?
La grande affaire est ici de lutter et de se prémunir contre la prolifération. Au plan international, une myriade de procédures et de comités plus ou moins productifs et plus ou moins efficients se consacrent à cette tâche dans le plus grand désordre.
Un certain nombre d’initiatives s’imposent d’abord. On pense par exemple à une initiative conjointe de la Maison Blanche et des Européens—ou, à défaut, de l’Union européenne—en vue de reprendre là où elle en était en juillet 2001 lorsque l’administration Bush l’a proprement étranglée la négociation relative au « protocole additionnel de vérification » à la Convention de 1972 prohibant la mise au point, la fabrication et le stockage des armes biologiques et des toxines (ratifiée par la France en 1984). Il s’agirait cette fois d’aboutir, autrement dit d’obliger les gouvernements à consentir à l’inspection de leurs programmes de recherche et de développement dans le domaine des agents infectieux. On pourrait aussi songer à conclure les négociations de Genève sur la destruction ou la conservation des échantillons du virus (vivant) de la variole détenus aux Etats-Unis et en Russie : leur destruction serait un signal positif adressé à la communauté internationale. Le cas n’est en discussion à Genève que depuis 1980 !
On pourrait par ailleurs s’efforcer d’encadrer légalement les recherches sur les agents infectieux qui présentent des risques de prolifération, sans pour autant brider la liberté des chercheurs. La Société américaine de microbiologie, dès 1985, le Comité international de la Croix-Rouge en 2002, la British Medical Association en 2004 ont proposé l’adoption par les laboratoires d’un code de bonne conduite pour les sciences de la vie. La formule, depuis, a fait tache d’huile. Est-elle suffisante ? En Europe, l’on se préoccupe surtout du contrôle des exportations de substances et technologies à double usage (règlement CE n°428/2009 du 5 mai 2009). Il conviendrait peut-être de s’inspirer d’institutions telles que le Conseil scientifique national consultatif pour la biosécurité (NSABB) créé en mars 2004 par la Maison Blanche et placé sous l’égide des National Institutes of Health (NIH). Composé de vingt-cinq experts indépendants (science, sécurité, santé publique, renseignement) et de représentants de l’administration (sans droit de vote), ce conseil s’est réuni pour la première fois en juin 2005. Son activité s’est tout d’abord limitée à la surveillance des recherches financées par des fonds publics et conduites sur des agents biologiques sensibles couchés sur la liste établie en 1999 par les Centers for Disease Control and Prevention. Aujourd’hui, le NSABB poursuit et étend ses activités sous l’égide de l’Office of Biotechnology Activities des NIH.
(1) Pour plus de détails au sujet du début de la crise pandémique de 2009, voir P. Zylberman, Les 90 premiers jours d’une pandémie, Pour la science n° 383, septembre 2009 : 84-87.