ANALYSES

« Comment j’ai cessé d’être juif : un regard israélien »

Tribune
29 avril 2013
Interview de Shlomo Sand, historien israélien
Vous affirmez dans votre livre que « le long siècle tourmenté de la Judéophobie est terminé ». Comment et pourquoi pouvez-vous affirmer cela?

Mon affirmation se base sur plusieurs données. Tout d’abord, il faudrait parler plutôt de judéophobie politique, publique. J’affirme que cette judéophobie publique dans le monde occidental et européen s’est plus ou moins terminée dans les années 1960. Aujourd’hui, s’il y a encore de l’antisémitisme, de la judéophobie aux marges de l’Europe, en Europe de l’Est ou dans le monde islamique, je ne crois pas que l’on puisse trouver une judéophobie publique ou politique dans le monde occidental.
Il faut comprendre que la judéophobie, même si c’est une longue existence dans l’histoire, a rempli une fonction politique très importante entre 1850 et 1950. Ce n’est pas seulement un héritage mental et idéologique du christianisme. Elle a eu une fonction politique, par rapport à la construction des nations en Europe. Le rapport aux juifs a été central pour le développement des idées nationales en Europe. Je crois que les nationalismes européens ont eu besoin, pas seulement d’un ennemi extérieur (Allemagne, France, Russie, Grande-Bretagne), mais aussi de ce rapport aux juifs, les ennemis de longue durée d’hier. Ce besoin n’existe plus. La construction des nations européennes s’est achevée et, aujourd’hui, il y a plutôt des grandes nécessités de construire certaines identités européennes. Pour cela, on n’a pas besoin de la judéophobie et, surtout, le génocide nazi a rendu cette « utilisation » des juifs inacceptable.

Vous écrivez que « une identité construite en rappelant constamment le traumatisme du passé aboutit généralement à des troubles dangereux pour ceux qui sont porteurs du traumatisme et ceux qui vivent à leurs côtés ». Pouvez-vous expliciter cette affirmation ?

Je vais commencer par une analogie assez banale entre traumatisme collectif et traumatisme particulier. Si je reçois un traumatisme en tant qu’enfant, je ne crois pas que l’éducation qu’on me donne doit être concentrée sur cet acte traumatique. Pour les traumatismes collectifs, c’est la même chose. En Israël, si on comprend comment on a transformé le génocide nazi en une sorte de culte, de religion, qui sert pour la construction de l’identité juive mondiale, je crois qu’être éduqué face à ce trauma a créé une forme de paranoïa. Dans la conduite d’Israël face au monde arabe, face aux conflits, on voit ce côté paranoïaque qui nourrit les mouvements politiques israéliens.
Outre la politique, l’éducation et la construction de l’identité face à un trauma collectif peuvent avoir des conséquences dangereuses, pas seulement pour ceux qui sont éduqués de cette façon perverse, mais aussi pour les voisins. J’insiste là-dessus dans mon livre. Il faut passer quelques jours en Israël pour voir ce qu’implique ce « culte » de la Shoah une fois dans l’année. Je me confronte régulièrement avec mes étudiants et je vois les effets quotidiens de ce « culte ».

Vous écrivez « J’ai conscience de vivre dans l’une des sociétés les plus racistes du monde occidental ». C’est une phrase très forte, qui va susciter de nombreuses réactions…

Oui, mais ça m’est égal. La question est : est-ce vrai ou non ? Je peux vous donner deux exemples pour vous convaincre que ce n’est en rien exagéré. Bien sûr, dans toute société on peut trouver du racisme, mais je crois qu’Israël est exceptionnel, du moins dans le monde occidental – parallèlement, le racisme augmente dans le monde islamique.
Premier exemple : la semaine dernière, le maire de Haute Nazareth a déclaré qu’il ferait n’importe quoi pour empêcher les Arabes (citoyens israéliens) de vivre dans sa ville ; il va notamment empêcher la construction d’un lycée arabe à Haute Nazareth. Je ne crois pas qu’un maire en France pourrait déclarer de telles choses et rester dans ses fonctions. Il y a certainement des maires français racistes, mais je crois que le système judiciaire aurait pu réagir. Or, en Israël, personne n’a vraiment réagi, à l’exception du journal Haaretz . Le maire a ouvertement dit qu’il allait judaïser sa propre ville et garder les ‘indigènes’ en dehors ; je crois que même Marine Le Pen ne pourrait pas déclarer une chose pareille.
Deuxième exemple : avant-hier, le rabbinat de l’armée israélienne a donné une série de déclarations de foi (qu’un rabbin peut déclarer de temps en temps). Il y avait une phrase dans cette publication officielle : « Le droit des Goys en Israël ne peut pas être comparé au droit des juifs ». Je ne crois pas que ceci pourrait se passer dans les armées française, allemande, britannique, américaine, sans que le responsable n’en soit immédiatement chassé. Le Grand Rabbin de l’armée israélienne a pris un peu de distance, mais ce texte va continuer à être diffusé.
Ainsi, je ne crois pas exagérer. J’ai donné deux exemples, mais je pourrais aussi parler des lois constitutionnelles définissent mon Etat non pas comme une république israélienne, mais comme un « Etat juif », alors même que 25% des habitants ne sont pas juifs. Et tout le monde accepte ces lois. Ce sont toutes ces choses qui me font dire qu’actuellement, Israël est une des sociétés les plus racistes dans le monde occidental. C’est aussi pour cela que je dis qu’Israël est une ethnocratie sioniste, plutôt qu’une théocratie rabbanite. J’insiste car beaucoup de gens se trompent et pensent que toute cette problématique à propos de la politique identitaire en Israël vient du rabbinat, du fait qu’Israël est une théocratie rabbanite. Non. Israël est une ethnocratie nationale avec des composants racistes publics.
Crédit photo : © Philippe Matsas / Opale / Flammarion


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