19.12.2024
Classer et normer : un jeu de pouvoir et d’influence international
Tribune
8 mars 2013
Le 30 janvier 2013, à Dublin, dans le cadre de la présidence irlandaise de l’Union européenne (UE), la commissaire européenne en charge de l’éducation, de la culture, du multilinguisme et de la jeunesse, Madame Androulla Vassiliou, inaugurait U-Multirank, le nouveau classement des universités mis en place par l’UE. Ce classement, qui concernera près de 500 universités européennes et internationales, mobilisera de nombreux critères, issus de cinq domaines (la réputation en matière de recherche, la qualité de l’enseignement et de l’apprentissage, l’ouverture sur l’international, la réussite en matière de transfert de connaissances (partenariats avec des entreprises et des jeunes pousses, par exemple] ainsi que la contribution à la croissance régionale) et évaluera quatre disciplines pour commencer (le commerce, le génie électrique, le génie mécanique et la physique). Financé, dans un premier temps, par le budget éducation et formation de la Commission européenne, le projet est réalisé « par un groupement indépendant placé sous la direction du Centrum für Hochschulentwicklung (CHE) (Centre pour le développement de l’enseignement supérieur) en Allemagne et du Center for Higher Education Policy Studies (CHEPS) (Centre d’études pour la politique en matière d’enseignement supérieur) aux Pays-Bas. Ils travailleront en partenariat avec, notamment, le Centre des études scientifiques et techniques (CWTS) de l’Université de Leyde, les professionnels de l’information d’Elsevier, la fondation Bertelsmann et l’entreprise d’informatique Folge 3. » (1) D’autres acteurs universitaires et du monde des affaires devraient également prêter leur concours à la réalisation de ce classement.
L’ambition de ce nouvel outil est notamment de concurrencer les principaux classements internationaux existants, à l’image du classement de Shanghai ou des classements anglo-saxons tel le Times Higher Education. Ces derniers, largement influencés par des méthodes et des normes anglo-saxonnes, où l’évaluation de la recherche repose sur des critères principalement quantitatifs, conduisent à une surreprésentation des universités états-uniennes. Concernant les établissements d’enseignement supérieur français, l’Université Paris-Sud (Paris XI) arrivait à la 37e place et l’Université Pierre et Marie Curie (Paris VI) à la 42e place dans le classement de Shanghai 2012, les premières places étant occupées par les universités états-uniennes de Harvard, de Stanford, du Massachusetts Institute of Technology (MIT) et de Berkeley (l’université britannique de Cambridge arrivant en cinquième position).
S’estimant quelque peu lésée par des procédures et des techniques d’évaluation qui favorisent certaines pratiques académiques et scientifiques au détriment d’autres, la Commission européenne, sur une initiative française de 2008, s’est donc attelée à proposer un classement dont l’un des objectifs affichés sera de permettre de comparer les différents établissements entre eux. Les normes d’évaluation des différents classements existant jusque-là ne rendant que peu « justice aux multiples facettes de l’excellence » (2) européenne (et française…), les autorités européennes ont donc décidé d’élaborer un classement « multidimensionnel », « impartial », « fondé sur des critères et des données mesurables » (3) , autrement dit un classement s’appuyant sur d’autres normes d’évaluation. Dans la compétition mondiale que se livrent les États pour la production de savoirs et pour attirer les meilleurs étudiants, disposer d’un instrument d’évaluation considéré comme légitime et reflétant des « préférences européennes » pourrait ainsi se révéler un atout valorisant pour les établissements d’enseignement supérieur européens.
Toutefois, si cette démarche vise à concurrencer d’autres initiatives de ce type jugées défavorables aux universités européennes, elle n’est pas sans contradiction. En effet, la logique et la pratique du classement et de l’évaluation, en elles-mêmes, ne sont pas remises en cause. Le premier palmarès européen est prévu pour 2014.
« L’influence normative internationale », une question stratégique
Au même moment que le lancement du classement européen des universités, la ministre française du Commerce extérieur, Madame Nicole Bricq, présentait officiellement, le 31 janvier 2013, un rapport commandé à Madame Claude Revel et intitulé « Développer une influence normative internationale stratégique pour la France ».
Le rapport propose de réinvestir les espaces internationaux où se définissent les normes déterminant le cadre juridique de la production et des échanges économiques. Au préalable, le rapport prend la peine de définir ce qu’il faut entendre par norme : « le terme désignera les régulations internationales de toutes natures et de noms divers, qui orientent, structurent ou contraignent notre environnement concurrentiel (forcément) international. Autrement dit, nous prendrons en compte toute nature d’instrument juridique ou de forme rédactionnelle émis par une organisation internationale, un État ou un acteur privé et qui prend un caractère contraignant pour les acteurs économiques, quels que soient le degré et la nature de cette contrainte : règles supérieures de droit (accords internationaux, directives…), normes professionnelles formelles, normes techniques ou de gouvernance d’origine privée […] » (4)
Le rapport, qui identifie une série de priorités pour la France (mobiliser les entreprises dans les institutions normatives internationales, porter au sein de ces enceintes les questions de responsabilité sociale et environnementale des entreprises, de propriété intellectuelle et de réciprocité, agir en amont de la norme pour ne pas se la faire imposer, etc.), reconnaît ainsi que les normes dont il est ici question ne sont pas neutres et ne sauraient correspondre à un standard médian ou universel. Celles-ci sont influencées par les acteurs qui les portent et les imposent. Elles sont à la fois le produit d’une ambition et d’une stratégie.
Parmi les secteurs jugés comme prioritaires, le rapport mentionne ainsi la manière dont sont en train de se construire, sur le plan normatif, ce qui s’apparente à des marchés futurs, tel que les marchés agroalimentaires, les marchés liés au développement durable, à l’industrie numérique ou encore aux bio et nanotechnologies. Au niveau international, la compétition normative est donc une compétition économique et, à bien des égards, politique. Ces régulations internationales, si elles fixent un cadre juridique et sécurisé communs aux pratiques des acteurs concernés, peuvent néanmoins apparaître comme des instruments de domination pour les uns et des facteurs de contraintes pour les autres.
En reconnaissant que la montée en puissance des pays émergents rebat également les cartes de l’influence normative anglo-saxonne dans le secteur économique, le rapport pointe du doigt l’importance de ces enjeux immatériels comme instrument diffus de puissance. La multiplication des acteurs en la matière ne fera que rendre plus intense et plus complexe la compétition internationale pour la définition de ces normes. Pour la stratégie d’influence normative française, les négociations autour de l’accord de libre-échange entre les États-Unis et l’Union européenne, qui devraient commencer en juin 2013, seront l’occasion d’éprouver ces nouvelles dispositions. En effet, comment concilier l’ambition, énoncée dans le rapport remis à la ministre du Commerce extérieur, visant à s’émanciper de l’influence des normes anglo-saxonnes et le point de vue du commissaire européen en charge du commerce international, Karel De Gucht, qui déclarait récemment que « les États-Unis et l’Europe sont en perte de vitesse pour établir les normes et standards en termes de commerce mondial, par exemple pour limiter les transferts obligés de technologies. Se mettre d’accord entre nous [États-Unis et UE] permettra de donner le ton dans des échanges de plus en plus mondialisés. » (5) Reste simplement à savoir, désormais, qui influencera qui en la matière, et dans quel sens.
* Vient de paraître, sous la direction de Didier Billion et Frédéric Martel, « Diplomatie d’influence », La Revue internationale et stratégique , n° 89, IRIS Editions-Armand Colin, printemps 2013.
(1) Communiqué de la Commission européenne : http://europa.eu/rapid/press-release_IP-13-66_fr.htm?locale=FR
(2) Selon la formule du communiqué de la Commission européenne, op. cit .
(3) Toujours selon le communiqué de la Commission européenne, op. cit .
(4) Retrouver le rapport à l’adresse : http://proxy-pubminefi.diffusion.finances.gouv.fr/pub/document/18/14133.pdf
(5) Entretien accordé au quotidien Le Monde , 6 mars 2013.